table des matières, tome 1
"J'POUFFONS PEIHHIER !"


       Nous l'appellerons Jandon Müller.

       Pourquoi Müller ? Parce que cela veut dire "meunier" et qu'il est meunier. Etant donné la façon dont l'époque confondait profession et nom de famille, et dont elle faisait circuler ces derniers d'une famille à l'autre, ce serait bien surprenant que notre héros n'ait jamais eu l'occasion d'être appelé Müller, soit par le pasteur, soit par les notaires du seigneur. Sans exclusivité bien sur. Il doit bien y avoir aussi des actes où on l'appelle Boulangier (car être meunier ou boulanger, c'est pareil, la même personne étant au four et au moulin) ou encore Dimanche, Claude ou Colas, lui faisant un nom de famille du prénom de son père.

       Et pourquoi Jandon ? Parce que c'est le diminutif de Jean. Vu le nombre de moulins et de meuniers qu'il y a au Ban de la Roche, cela m'étonnerait fort qu'il n'y en ait eu aucun pour s'appeler Jandon.

       Donc, ce jour là, occupé à son travail, le Jandon voit arriver le plus étrange petit bonhomme qu'il lui ait été donné de voir. C'est un nain, au moins selon les critères du Jandon, qui serait plutôt, lui, du type "armoire à glace". Et iI faut l'être pour faire fonctionner un moulin. Bien sur, c'est la rivière qui fait hayer le tournant. Mais ensuite, le tournant doit entraîner les meules. Faudrait pas croire que la rivière fasse tout. S'il y a un problème avec les énormes pièces du mécanisme, Jandon est seul pour le régler.

       "J'm'appelons Heinsel Seiger".

       Le nain se présente poliment : il s'appelle Jean (ou plutôt Heinsel, car les mineurs parlent le hachepaille) Seiger ; et il vient de passer protocole avec Monseigneur de Rathsamhausen pour l'exploitation d'une mine. Il est à l'aise, sur de lui, vêtu assez proprement. Rien d'un mendiant à coup sur. Si bien que le Jandon en baille bleu quand il s'entend demander :

       "J'foulons tu pain".

       Qui donc est cette moitié d'homme ? Il n'est pas capable de manger son propre pain, mais en même temps, il n'a pas les manières des pauvres et traite le meunier d'égal à égal.

       Jandon hausse les épaules et retourne à ses meules et à ses madriers. Il n'a pas de pain à donner. Il rend la farine à ceux qui la lui ont donnée à moudre, et surveille l'utilisation du four banal, mais il ne fait pas le pain à la place des autres. Si le petit homme n'a pas de farine -et il est clair qu'il n'en a pas- , le boulangier n'a plus rien à lui dire.

       Le nain déhocke tot-là, comme s'il n'avait pas été congédié. Il répête sa demande, poliment mais sans l'humilité du mendiant :

       "J'foulons tu pain"

       Et, comme le Jandon ne paraît pas disposé à lever les yeux de ses tronces et de ses meules, il ajoute :

       "J'pouffons peihhier".

       Joignant le geste à la parole, il ouvre une bourse et en laisse couler une vraie rivière d'argent, trois pièces à la fois ! Il répête :

       "J'foulons tu pain, et j'pouffons peihhier;"

       Jamais le Jandon n'avait été confronté à une telle situation. Et pourtant, on en voit, des gens de toutes sortes, quand on est meunier ! Des paysans qui viennent moudre leur grain, bien sur. Mais aussi des mendiants qui voudraient du pain en échange de rien du tout, et des soldats qui veulent la même chose et à qui il faut bien la donner. C'est

       D'ailleurs pour cela que le Jandon a toujours quelques miches rassies dans un coffre à portée de la main. Il arrive que les soldats s'en satisfassent. Ils ne s'amusent en général pas à emporter de la farine qu'ils ne pourront pas cuire. Donc, s'ils ne sont pas assez violents, assez nombreux ou assez soûls pour tenter d'extorquer de l'argent, les quelques miches peuvent dénouer la situation et débarasser le Jandon des importuns.

       Le meunier s'empare des trois pièces d'argent -autant de vrais gros florins, comme si le nain ignorait ce que sont les pfennigs !- et tend les trois miches rassies qu'il gardait dans le coffre des soldats. L'échange est malhonnête, et le nain ne s'en contente pas :

       "- On sont plussieurs, et on manche tous !
       - Attends !"

       Le meunier se rend dans sa cuisine, et en ramène encore deux miches de pain, fraiches, celles-ci. Il les tend au mineur :

       "J'avons rien d'plus. C'est ma portion !"

       Le nain doit bien s'en contenter, car il n'y a guère de moyen d'aller rattrapper même une seule pièçotte dans la gamousse du grand guéard.

       Les deux parties sont mécontentes de l'échange.

       Heinsel a trop payé, il le sait, mais qu'y faire ? Les mineurs n'ont pas de champs, et ils ont de l'argent. Alors, s'ils veulent manger, il leur faut bien payer le pain au prix fort. Le nain y est accoutumé, et, généralement, il s'en accommode, mais aujourd'hui, il trouve dur de s'entendre dire, en plus, qu'il mange la portion du meunier.

       Et pourtant, le Jandon n'a dit que la pure vérité, enfin la sienne. C'est vrai qu'il ne tient pas boutique et c'est vrai que le pain qu'il a donné (ou plutôt, vendu ) est prélevé sur ce qu'il avait cuit pour lui même. Ce soir, pour la première fois depuis longtemps, on se mesurera le pain, en temps de paix, à la table du meunier.

       Demain, Jandon refera une cuite. Mais cela ne règlera pas le problème de fond. Les mineurs reviendront, ils sont plusieurs et la quantité de farine que produit le Ban de la Roche n'est pas extensible. Certes, le Jandon n'est pas mécontent de ses pièces d'argent, mais enfin, il ne pourra pas, à chaque fois, prendre le pain sur la part de sa famille. Lui aussi a besoin de manger. Et il n'a pas d'autre grain que celui que les paysans lui apportent, et qu'ils entendent ensuite récupérer sous forme de farine, réserve fait de la part du seigneur (celle-ci, on n'y touche pas, bien sur) et de celle du meunier.

       Il faudra donc bien voler quelqu'un. Dans la tête du Jandon, les neurones s'activent pour savoir qui. Il y aurait bien le Mougeon, : celui-là le meunier ne l'aime pas. Mais c'est un roublard et un mauvais. Il ne se laissera pas laufier sans faire potin. Non, mieux vaut oublier le Mougeon ! Le plus simple sera de voler quelques veuves qui ne servent plus à rien et dont personne ne prendra la défense si elles se mettent à déschnorer.


MA VISITE A SAINTE MARIE AUX MINES
Ou : pourquoi je suis à peu près sûre que Jean Seiger était un nain

       J'ai eu l'occasion de visiter une petite mine d'argent à Sainte Marie aux Mines, ce qui me fit comprendre beaucoup de choses.

       Le travail d'excavation étant dur, les mineurs d'ont pas donné un coup de pic de plus qu'il ne fallait. Donc, rien n'est droit, ni les murs ni le plafond (et, si le sol est aujourd'hui à peu près plat, c'est grâce au Syndicat d'initiative, mais à l'époque, il était autant de guingois que le reste).

       Heureusement qu'on nous avait donné des casques, car à peine avais-je fait un pas dans la mine que je pris un coup, le plafond étant plus bas et plus bosselé que je m'y attendais.

       Notre petit groupe de touristes évoluait à la queue leu leu. On pouvait à peine avancer en se faisant tout mince. Aucun d'entre nous n'aurait risqué de faire un quelconque travail à l'intérieur de la mine, ce qui implique de bouger.

       Et, comme les mineurs d'autrefois ne se contentaient pas de traverser les filons en rentrant le ventre, mais qu'ils y travaillaient, il est totalement exclu qu'ils aient eu la taille de l'homme moderne moyen, ni même celle de l'homme du Moyen Age, ni même la mienne (1,60 mètre). Ils étaient forcément plus petits, et de loin. J'évalue à 1,40 mètre , soit une tête de moins que moi, la taille maximale pour pouvoir marcher dans le boyau sans prendre trop souvent un "coup de plafond" sur la tête (ou même un "coup de mur", ceux-ci étant tout de guingois) et pour faire les gestes nécessaires à l'exploitation minière.

       Je pense donc que les mineurs étaient en général très petits, et même qu'il y en avait beaucoup qui étaient vraiment des nains. Ce qui me fit comprendre les histoires de nains-mineurs, comme Blanche-Neige.

       L'endroit était très dangereux. Au bout de quelques mètres, le "sentier" sur lequel nous marchions devenait un piège : un puits profond s'y ouvrait. Au Moyen Age bien sur, rien ne le signalait. Il paraît que trois personnes sont tombées dedans en essayant de voler le minerai d'autrui, et que les squelettes y sont encore.

       Il y avait aussi une petite "chapelle", c'est à dire une sorte de tout petit recoin excavé décoré d'un semblant d'arc ogival. Vu les risques auxquels ils étaient exposés, les mineurs n'omettaient pas de prier. Je pense qu'à peu près chaque mine avait sa chapelle, car la mine que j'ai visitée était une des plus petites.




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