La menée Hennequin, cela annonce du changement, et pas dans le bon sens. Cette nuit là, pendant que le Comte Gustave, dans son château Renaissance de Rothau, chaudement installé sous son plumon, rêvait aux douze forges à platiner qui le feraient peut être douze fois Roi, deux charbonniers, dans leur logette, ont entendu passer la Mesnie Hennequin. Mais peut-être, cher lecteur, ignores-tu les raisons qui obligent les charbonniers à dormir dans une logette, autant dire à la belle étoile. Voilà, je t'explique : Cela prend un fier bran de fabriquer une meule de charbon de buo. Tout d'abord, faut hayer en forêt et couper le bois qu'on besogne. Puis on dégage une grande surface plane : ce sera l'emplacement de la meule. Des piquets en triangle lui donnent sa structure. ![]() On peut alors empiler les tronces, puis recouvrir la meule de gazon, de mousse et de feuilles, et ensuite de terre. C'est alors que commence le plus difficile : on met le feu à la meule, et celui-ci doit couver très lentement pendant deux jours. S'il fait mine de s'embraser trop fort, le charbonnier doit mettre de la terre sur la meule pour diminuer la quantité d'air. Si le feu venait à s'embraser pour de bon, il flamberait d'un coup et tout le bois serait perdu. ![]() D'où l'importance de l'opération de surveillance, qui oblige le charbonnier à passer la nuit près de sa meule, dans une légère logette. ![]() En ce moment, à Belmont, les cabanes se multiplient. Jamais le Champ de Feu n'avait autant mérité son nom, ni le col de la Charbonnière, que l'on atteint par le chemin des Chartrons. Les nouvelles meules fument, les anciennes libèrent au sol un cercle noir, composant un paysage de cendre. La forge absorbe autant de charbon qu'on en peut produire. Ce jour là, le Jandon et sa femme Odile s'apprêtent à passer la nuit dans leur petite cabane, se relayant pour dormir et pour surveiller la cuisson de leur meule. Le morceau de pain du soir à été vite avalé : ils n'ont ni le temps ni l'envie de cuisiner. Ils ont la gorge nouée par la peur, et pourtant, il ne fait pas encore noire nuit. Déjà, comme le soir tombait, des pas furtifs ont fait bruisser les feuilles. "C'est un renard ou un tahro", a dit Jandon, à demi-convaincu. On sait d'bell quels Hans de démons ou de sorciers peuvent déraousler dans la nuit. Déjà, au village, on entend parfois leur handlère qui frotte contre le chaume du toit. Mainté qu'on n'en a jamais vu qui forcent l'entrée d'une solide chaumière à porche rond. Une maison est une bonne protection. Quelles que soient les ouettes choses qu'on devine dehors, on en est en général quitte pour la peur. Mais justement : est-ce qu'une logette de charbonnier compte comme une maison ? A partir de quand peut-on dire qu'on a une maison au-dessus de la tête ? Cela tient-il à l'épaisseur des murs ? à la taille de la pièce ? à la présence d'un ech ? Aie ! c'est là que le bât blesse ! Car aucun ech ne sépare le noir de l'intérieur du noir de l'extérieur : on est là pour surveiller la cuisson de la meule, et il faut pour cela avoir toujours un œil et une oreille dehors. Une branche craque, faisant sursauter l'Odile. Un bruit de roues réveille le Jandon, qui s'était assoupi. Un bruit régulier, circulaire, tout dékuiksant de menaces, comme si toute voiture circulant dans la nuit était une charrette fantôme. Il le sait bien, pourtant, que le véhicule qui le terrifie est probablement une honnête voiture des forges. Cela prend un fier bran d'aller de Belmont à Rothau par les cols, au rythme de six grands grébis dont le plus rapide a toujours la politesse d'attendre le plus lent. Il est banal qu'une voiture soit en retard et rentre à la noire nuit. Mais Jandon peut-il en être sur ? Il se garde bien de mettre le nez dehors pour vérifier. La charrette passée, il lui semble percevoir un bruit de musique dans le lointain, et il sursaute. Non, c'est impossible, il a du se tromper. A force de tendre l'oreille, on finit par entendre des bruits qu'existent mie. Une charrette, passe encore : il y en a vraiment qui circulent la nuit. Mais de la musique … Celle ci se précise. On distingue maintenant la musette, le tambourin, les chants. La troupe se rapproche, on la sent qui avance dans les airs. Blanc comme un fantôme, le Jandon murmure : "La menée Hennequin !" Oui, c'est bien la menée Hennequin qui passe, une troupe de fantômes, de démons, de sorciers, d'enfants morts sans baptême. C'est un vacarme de chaînes, de trompes, de sabots de chevaux. A la hauteur de la cime des arbres, cela galope, cela déplangle, cela guingle. Le vacarme est suivi par un silence total, inquiétant. Jandon est maintenant réveillé, assez pour risquer un œil à l'entrée de la cabane. Il fait noir sourd. Rien. Pas un souffle. Pas un bruit de pas. "J'ons du dormir et rêver", murmure-t-il, sans trop se convaincre lui-même. Et il ajoute : "Ça me schmecke mie !"
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