L'appropriation par Champy du pâturage du Champ du Feu est un véritable hold-up légal, et encore le mot légal est-il probablement de trop. Comme on l'a vu, Champy a acheté ces pâturages à Jean de Diétrich, qui les "tenait", paraît-il, des Intendants d'Alsace, lesquels n'étaient en rien des propriétaires terriens. Pour que l'appropriation ait pu se faire, il faut croire qu'il n'y avait plus, au Ban de la Roche, de notaire capable de retracer l'origine de propriété d'un bien dès lors qu'elle comporte deux étapes.
Comme chaque fois que les Bandelarochois sont très émus, il en résulte une nouvelle légende. Cette fois-ci, ce sera la légende du lac du Champ de Feu.
Mais n'allons pas si vite. Partons de la réalité. Pour ce faire, écoutons Léon Kommer (un excellent témoin) nous raconter les débuts du travail d'exploitation de la tourbe :
" Ainsi autrefois, il y avait un lac, à l'origine, il devait être d'une certaine surface, à en juger par la croissance de la tourbière. Pour faciliter l'exploitation, on décide un jour de vider le lac, et, pour cela, les hommes du village furent mobilisés et postés avec pelles et pioches le long du ruisseau afin de parer à un débordement vers la Hutte. D'autres s'évertuaient à creuser les abords du lac, et, quand tout fut prêt, le bord entaillé, l'eau s'écoula sans que le ruisseau ne dépasse la cote d'un orage. On estima alors que le mot "lac" était un peu exagéré, c'est pourquoi les prés voisins furent baptisés "Weyermatt", prés de l'Etang.
Résumé de ce que je comprends :
Une tourbière résulte d'un ancien lac, la tourbe se formant à partir de plantes aquatiques solidifiées au fil du temps. Au Champ du Feu, pendant maintes générations, la solidité du sol avait été suffisante pour qu'on fasse paître ses troupeaux, et personne ne s'était avisé de dire qu'on vivait sur un lac. N'empêche que le milieu géologique profond était plus humide qu'il semblait l'être ; cette humidité apparaissait à mesure qu'on creusait le sol pour exploiter la tourbe.
Donc, nos villageois voient de l'eau apparaître ; ils ne savent pas s'il y en a beaucoup et, par précaution, décident de vider le "lac" eux mêmes pour éviter un débordement non maîtrisé sur la Hutte.
Ce sont donc eux qui doivent faire le travail d'assainissement du sol, alors même qu'ils viennent d'en être dépossédés ! Les voilà donc postés avec pelles et pioches, comme au bon vieux temps de la corvée. Sans doute même sont ils volontaires. Bien obligés, puisque le hameau de la Hutte est exposé à un débordement ou à un glissement de terrain si l'on ne fait rien ! C'est beau, la propriété privée au sens où Champy l'applique ! C'est en fait : socialisation des charges de drainage du terrain et privatisation de l'exploitation de la tourbe !
On dit que le lac est sans fond, et qu'il communique avec celui qui est sous la cathédrale de Strasbourg.
Sur la notion de "lac sans fond", voici comment les choses sont dites par M. Bineau, élève-ingénieur des mines en 1829 :
" L'inclinaison du bassin rend l'exploitation très facile, en permettant l'écoulement des eaux. On a commencé l'extraction à la partie inférieure de la vallée tourbeuse, qu'on a entourée de fossés profonds, et, chaque année, on divise et on dessèche par des rigoles le massif qu'on veut exploiter. On travaille par gradins avec le petit louchet, et les mottes que l'ouvrier dépose près de lui arrivent de main en main jusque sur la pelouse voisine, où on les fait sécher."
Donc, chaque année, on assèche l'eau qui est apparue, mais l'année suivante il en apparaît encore. D'où la notion de lac sans fond.
Un nouvel esprit vient habiter le sous-sol de Belmont : c'est un nain à barbe blanche et bonnet rouge nommé le Faux Robert. Il vit dans un palais de cristal sous la tourbière de Champy, en compagnie de grenouilles et d'une foule de petits serviteurs. Si vous le rencontrez, il vous parlera, mais ne lui répondez surtout pas. Pendant qu'il cherche à prolonger la conversation, ses serviteurs creusent le sol sous les pas de l'imprudent. Soudain, la fosse s'ouvre et il est englouti. Il se retrouve alors mystérieusement transporté jusqu'à Strasbourg, où il peut contempler la cathédrale.
Où est le malheur, me demanderez-vous ? Qu'y a-t-il de grave à visiter un palais de cristal et la cathédrale de Strasbourg ?
Mainté , moi, je n'sais d'bell mais c'est ainsi qu'on raconte l'histoire.
GENEALOGIE ASCENDANTE D'UN ESPRIT
L'esprit appelé " faux Robert" a, bien entendu, une généalogie. Voici, en toute subjectivité, comment je retrace sa généalogie ascendante, avec numérotation Sosa (le faux Robert est donc la génération 1, ses parents la génération 2 et ainsi de suite).
On en retire globalement l'impression que le Faux Robert est un esprit ambigu, possédant des aspects positifs et négatifs. Cependant le positif l'emporte largement. Remercions cet esprit pour son pouvoir réparateur : à partir d'une situation très négative de dépossession, il a le pouvoir de rappeler aux habitants de Belmont toute l'étendue de leurs resources matérielles et spirituelles.
Génération 1
- 1 la génération 1, c'est à dire l'ici-et-maintenant, nous donne à voir un esprit ambigu, à la fois bon et mauvais, nommé "le faux Robert"; c'est un nain à barbe blanche et bonnet rouge
Génération 2
- 2 l'exaspération des villageois dépossédés explique les aspects négatifs de cet esprit
- 3 mais il possède aussi des aspects positifs, qu'il tient de sa nature d'esprit minier (et les mines, c'est une richesse) ; d'esprit capable de mobiliser plus que lui-même (il a des serviteurs) et d'esprit moderne : il est né au siècle du progrès, et il incite les villageois à réfléchir sur des problèmes scientifiques (géologie) et spirituels (la cathédrale de Strasbourg) ; il leur montre des richesses souterraines, peut-être celles dont le progrès est porteur ; que le progrès soit porteur de richesses, même matérielles et même pour les plus pauvres, l'avenir l'a montré : le plus pauvre de nos contemporains vit mieux qu'au temps où nait cette légende ; mais ces richesses sont dépeintes comme souterraines, parce qu'elles sont cachées : en effet, les villageois dont les paturages ont été transformés en une tourbière parsemée de trous d'eau n'en retirent aucun avantage perceptible à vue humaine ; mais ils pressentent par intuition qu'il pourrait en être autrement : l'exploitation de la tourbe crée des richesses, tel est le point fondamental à ne pas oublier ; la question de la répartition ne vient qu'après ; aujourd'hui, Champy est en situation de tout s'approprier, mais cela peut changer, et cela finira d'ailleurs par changer, car le progrès social est une chose qui existe bel et bien, même s'il n'a rien d'automatique et dépend de multiples facteurs
Génération 3
- 4 un des principaux aspects négatifs de cet esprit réside en son pouvoir de fascination : on l'écoute, on rêve à un beau palais, etc … mais on n'en est pas plus avancé ensuite
- 5 un autre aspect négatif est la tromperie, ce qui correspond à la tromperie de Champy, qui a acheté le Champ de Feu à quelqu'un qui n'en était pas propriétaire ; et qui s'en sert pour produire des richesses qui sont de fausses richesses, du moins pour les villageois puisqu'ils n'en profitent pas
- 6 en tant qu'esprit minier, le faux Robert a l'apparence d'un nain : c'est très classique ; et il est logique que ses serviteurs aussi soient petits ; surtout que ce sont des grenouilles
- 7 le faux Robert est riche matériellement ; et spirituellement : il a le pouvoir de nous élargir l'esprit et de nous élever spirituellement (on se retrouve à la cathédrale de Strasbourg)
Génération 4
- 8 autrefois, le désir d'échapper à la dure réalité était quelque chose de très présent ; s'en suivaient sans doute des rêveries dont les villageois étaient conscients qu'elles ne leur procuraient rien d'autre qu'une fausse évasion ; en tous cas, la notion d'un mauvais esprit dont la malice réside dans ce pouvoir d'illusion était déjà connue, puisque, dans certaines de ces versions, la mesnie Hennequin (représentation de l'enfer) prenait la forme de de très belles musiques dont on était à jamais nostalgique
- 9 le thème du beau palais sous-terrain a de nombreux ancêtres à Belmont ; nous avons déjà vu que ce village a, de son sous-sol, une vision très positive : les ancêtres y habitent ; ils vont à l'église (ce monde des ancêtres est donc plutôt de la famille paradis) où les appelle la cloche d'argent ; ils ont de jolis ruisseaux (que l'on entend ruisseler en collant son oreille au rocher) ; ils tiennent prêts les futurs enfants de la famille (que l'on entend rire en collant son oreille contre le Rocher des Poupons)
- 10 ici s'arrête la généalogie ascendante de la tromperie ; c'est un défaut humain bien réel ; et non pas une légende ; il n'y a pas à remonter au delà (en conséquence, selon les principes de la numérotation Sosa, nous n'aurons pas d'ancêtres 20 à 23)
- 11 même remarque qu'au point 10>
- 12 l'ancêtre numéro12 est bien entendu le classique nain-mineur, qui a par ailleurs une nombreuse descendance (voir le conte de Blanche Neige)
- 13 ses serviteurs sont petits, à la fois parce que leur maître est petit, ce qui nous ramène au contexte des légendes minières ; mais aussi pour une autre raison : ils sont petits parce que, souvent, ce sont des grenouilles ;
- 14 la richesse matérielle des esprits miniers est bien connue et n'a pas besoin d'être expliquée : ils extraient les métaux précieux de la terre ; donc pas besoin de remonter davantage la généalogie de l'ancêtre 14
- 15 mais le faux Robert possède aussi une richesse intellectuelle et spirituelle
Génération 5
- 16 l'ancêtre et le prototype de tout ce qui nuit en incitant à une fausse évasion est la mesnie Hennequin, dans ses versions les moins brutales (apparemment) où elle capture par fascination
- 17 mais, dans le contexte qui nous occupe, l'horrible mesnie Hennequin a épousé un esprit positif ; le pouvoir de s'évader est parfois bien nécessaire
- 18 le beau palais souterrain fait partie des richesses souterraines de Belmont
- 19 mais au cas particulier, le beau palais souterrain a fait un mauvais mariage, puisqu'il fascine et capture ; [nota : cet esprit captateur a des frères et sœurs : parmi les esprits de Belmont qui capturent, notons aussi la charrette fantôme, qui sort parfois du filon Sainte Elizabeth, et qui contraint le voyageur attardé à la suivre à l'intérieur de la mine ; remarquons que ce n'est pas si différent que ça d'être entraîné dans un beau palais (plein d'or et d'argent) ou d'être entraîné dans un mine d'argent (probablement peu maléfique, puisqu'elle appartient au sous-sol de Belmont) ; donc, par certains côtés, le palais du faux Robert est le frère de la mine d'argent, et une nouvelle version du thème des merveilles souterraines de Belmont ; et les petits nains qui creusent sous les pieds du voyageur ont la même fonction que la charrette fantôme, puisqu'elles entraînent le voyageur dans le monde souterrain]
- (pas d'ancêtres 20 à 23 pour les raisons que nous avons déjà dites)
- 24 l'ancêtre n 24 est le vrai mineur d'autrefois, pas un esprit mais un homme généralement de petite taille
- 25 l'imagination des populations non minières s'est unie à l'ancêtre 24 pour faire du mineur (humain) un être non humain (le nain mythologique)
- 26 le "père" de ces petits serviteurs-grenouilles est le classique nain minier
- 27 et leur "mère" est l'inconscient et ses richesses ; il y aurait beaucoup à dire sur les grenouilles ; d'abord, au plan très concret, elles atténuent les malheurs des Bémons puisqu'elles constituent une nourriture qu'ils capturent dans les trous d'eau ; ils sont donc un tout petit peu remboursés de la perte de leur pâturage ; et, si l'on voulait s'aventurer dans les eaux de la psychanalyse jungienne, la grenouille, c'est aussi le symbole d'un contenu inconscient qui monte à la conscience ; c'est un peu le même symbole que le poisson, mais encore plus proche de la conscience puisque la grenouille, c'est en quelque sorte un poisson à pattes, un poisson qui cesse d'être habitant des profondeurs aquatiques invisibles pour devenir citoyen du monde de la terre ferme où les choses se voient ; elles symbolisent donc la connaissance qui augmente, l'esprit qui s'élargit, les ténèbres qui reculent ; en même temps, la grenouille a quelque chose de monstrueux, d'hybride, de comique ; venant juste d'être transplantée d'un monde dans l'autre, elle a quelque chose de maladroit ; nombreuses sont les légendes où l'on se moque d'elle ; par exemple, il était une fois un petit nain qui rendait de grands services aux humains mais veillait à toujours cacher ses pieds ; un jour, des galopins, ayant répandu de la farine par terre, virent qu'il avait des pieds de grenouille et se moquèrent de lui ; de honte, il s'enfuit ; depuis, on ne l'a plus jamais revu, et il faut maintenant se passer des services qu'il rendait ; donc, pour résumer : sortant tout juste de l'inconscient, la grenouille a encore quelque chose de maladroit et d'inadapté, mais il faut cependant la respecter car elle connaît deux mondes alors que nous n'en connaissons qu'un seul ; donc, si nous avions pour deux sous d'intelligence et de coeur, nous comprendrions qu'elle serait plus fondée que nous à prendre des airs supérieurs, et nous abstiendrions de moqueries sottes et cruelles
- 28 et 29 la richesse matérielle du faux Robert vient, comme nous l'avons déjà dit, de sa nature d'esprit minier
- 30 le faux Robert est un esprit moderne qui développe l'intelligence, car il incite à s'interroger sur les liens qui existent entre les phénomènes géologiques (il fait remarquer que Belmont, comme la cathédrale de Strasbourg, possède un "lac" dans son sous-sol)
- 31 le faux Robert a aussi un pouvoir spirituel ; il élargit l'esprit ; il crée un lien entre d'une part la cathédrale de Strasbourg (un haut lieu de l'esprit et le symbole même du christianisme) ; et d'autre part Belmont (qui est aussi un très haut lieu, en plus païen cependant) ; la légende nous rappelle que ces deux hauts lieux communiquent en secret ( et même plutôt deux fois qu'une : par le palais du Faux Robert, et par le lac)
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