table des matières, Magique Pays de SALM

FACTEURS DE SENSIBILISATION A LA SORCELLERIE



Le phénomène de la sorcellerie reste mystérieux, et bien malin qui pourrait prétendre en donner la clé.

Notons cependant un certain nombre de points de repère.

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Quelques dates

Notons les dates suivantes :
- 1326 : bulle papale Super illius spécula : la sorcellerie est assimilée à une hérésie (donc condamnable)
- 1348-1349 : peste majeure (l'Europe est décimée) et grande persécution contre les juifs, accusés de semer la peste ; quel rapport avec la sorcellerie, me demanderez vous ? Il y a certaines affinités ; l'Eglise ne faisait guère de distinction entre hétérodoxie religieuse d'une part et sorcellerie d'autre part ; à noter que la réunion des sorciers s'appelle le sabbat : elle est donc assimilée au shabbat des juifs ; les accusations se ressemblent et l'empoisonnement y a une grande part (empoisonnement des puits municipaux dans le cas des juifs ; empoisonnements "de proximité", famille et voisins dans le cas des sorcières ; rôle de la peste dans les deux cas) ; il semblerait que des persécutions ayant des airs de familles se soient suivies dans le temps : juifs, puis vaudois, puis sorcières ; la persécution de 1349 contre les juifs a fortement concerné notre région, même si les documents sont manquants et ne permettent pas d'en dire beaucoup plus ; mais la mémoire n'a pas entièrement disparu ; d'après la tradition orale du Ban de la Roche, qui appelle "têtes de juifs" des boules d'airelles rouges formant comme un petit monticule rond et rouge, il y a eu des juifs qui ont été enterrés jusqu'au cou à la Perheux et laissés à mourir ainsi
- 1482 : premier procès de sorcellerie connu dans la région qui nous interesse, au village de Ménil ; la victime était Idate, femme de Colin Patenôtre
- 1484 : bulle papale Summis désirantes affectibus ; le Pape incite l'inquisition à la répression systématique de la sorcellerie, surtout en pays germaniques
- 1486 : parution du Malléus Maléficarum, des inquisiteurs Henri Institoris et Jacques Sprenger ; c'est le manuel pratique de l'inquisiteur ; nous y trouvons toute une mythologie : le sabbat, la marque du diable, le mariage diabolique, etc …
- 15ème siècle : répression des "vaudois" ; ce terme signifiant à la fois les partisans de Pierre Valdo et les personnes accusées de sorcellerie, sans qu'il soit possible de démêler l'un de l'autre (exemple, sermon de l'inquisiteur Lebroussard : "Quand ils voulaient aller à la vaulderie, ils prenaient un onguen...") ; certes, l'assimilation vaudois/sorciers n'est pas caractéristique de notre région, qui n'a pas connu à ma connaissance l'hérésie vaudoise ; mais il importe de garder dans un coin de sa tête l'idée que, pour l'Eglise, la sorcellerie s'assimilait à l'idée d'hérésie (ou de religion non chrétienne) ; nous avons vu le cas de la persécution des juifs en 1349 ; le combat de l'Eglise contre les Vaudois ne nous concerne pas semble-t-il, en tous cas sur le plan sémantique (les sorcières de chez nous ne sont pas qualifiées de vaudoises ; cela ne les empêche pas de brûler) ; plus tard, on entendra beaucoup de rumeurs de sorcellerie vivant les anabaptistes, mais; comme il s'agit d'un phénomène tardif (XVIIIème siècle), les choses ne vont pas plus loin que des médisances ; n'empêche : il convient de noter la permanence du lien entre sorcellerie d'une part, religion minoritaire d'autre part
- 16ème siècle : la diffusion de l'imprimerie rend manifeste, sur une grande échelle, le fait que les croyances populaires et leurs saints ont peu à voir avec le contenu de la Bible
- 1575 : mise en place de la Contre-Réforme catholique
- 1575 : ouverture du premier Blutbuch de Molsheim, capitale intellectuelle de la Contre-Réforme (disparu)
- 1589 : premières traces disponibles en archives de procès de sorcellerie à Molsheim
- 1599 : première exécution massive à Molsheim
- fin 16ème siècle : l'Alsace et la Lorraine flambent ;
- 1620-30 : le Ban de la Roche flambe
- 1630 environ : le Diable rentre dans sa boîte ; les diverses autorités se rendent compte que le phénomène leur a échappé ; l'exemple de Molsheim est frappant : le collège de Jésuites, pièce maîtresse de la lutte contre le protestantisme, est presque vidé de ses élèves sous l'effet des procès, une dénonciation en entraînant un autre ; voici donc l'Eglise catholique victime, en tant que telle, des procès de sorcellerie ! c'est pas des fiafes ! elle avait payé très cher pour fonder ce collège !
- Guerre de 30 ans : les massacres de la Guerre de Trente ans provoquent un renouvellement à peu près général de la population de l'Alsace et de la Lorraine ; d'où un renouvellement des modes de pensées et des problématiques ; si l'on commence à oublier de se préoccuper de sorcellerie, c'est aussi parce que les sorciers et leurs accusateurs sont tous morts, emportés ensemble par la tourmente
- 18ème siècle : il n'y a plus de procès, bien entendu, mais les rumeurs de sorcellerie circulent à bas bruit dans les villages ; sont particulièrement concernés les anabaptistes, ce qui est difficile à concevoir au plan intellectuel ; comment ces protestants fondamentalistes, qui lisaient la Bible en la prenant au pied de la lettre ont-il pu être assimilés au paganisme sorcier ? peut-être le fait qu'ils "connaissaient les plantes" est-il une partie de l'explication
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Au niveau des autorités

       Même si la population a l'accusation de sorcellerie facile, le rôle des autorités dans les grandes flambées est primordial. Le Salm en offre d'ailleurs un exemple a contrario, puisque, sous l'autorité de princes en permanent conflit avec l'Eglise, les condamnations y sont peu nombreuses. C'est un peu facile de mettre la responsabilité des persécutions sur le dos du petit peuple, où d'une mentalité en général, ou de la superstition, comme si la superstition était une personne. Le crime a des auteurs.

       Au niveau de l'Eglise, le reproche est très clair : c'est celui d'hétérodoxie ; la chronologie qui précède montre que la frontière était floue entre sorcellerie d'une part, et, d'autre part, judaïsme ou hérésie vaudoise ; cependant, dans nos régions, l'hétérodoxie religieuse prenait davantage la forme d'un paganisme persistant sous un mince vernis chrétien ; il est difficile de dire dans quelle mesure le peuple et les autorités religieuses avaient conscience de ce paganisme populaire latent ; les gens se percevaient comme chrétiens, mais en même temps, certaines légendes contiennent l'idée de rivalités entre autorités religieuses ; par exemples les légendes à propos de telle cloche dont le son est plus joli que telle autre, ou qui se fait mieux entendre que telle autre ; or, le son de la cloche, c'est le discours de l'Eglise et son pouvoir de persuasion ; si l'Eglise était une, il n'y aurait pas de raison pour qu'on entende plusieurs sons de cloche.

       La notion de rivalité est clairement présente. Ce que l'Eglise reproche aux sorcières, c'est de faire allégeance au Diable : la marque diabolique remplace le baptême, conçu lui aussi comme une marque, comme une sorte d'empreinte au fer rouge dont on marque ses bestiaux. C'est bien cette allégeance au Diable qui est le vrai reproche ; les reproches de malfaisance existent parfois aussi, mais ils sont secondaires, voire inexistants comme dans le cas de la Gargantine ; à l'inverse, comme l'ont montré les formules d'excommunication et d'anathèmes publiés, l'Eglise ne s'interdisait aucunement des formes de "magie noire".

       La population n'a d'ailleurs pas grande confiance l'Eglise, comme en témoigne le cas de cet enfant qui, nous dit-on, tomba malade le lendemain qu'il fut baptisé. De la à dire que c'est le baptême qui l'a rendu malade, et qu'on aurait pu le guérir en effaçant la marque du baptême, il n'y a qu'un pas.

       La question qui importe et la seule, comme toujours avec les gens de pouvoir, est celle de savoir qui est le chef.

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Au niveau de la population

       Au niveau de la population, les choses sont différentes, et le reproche fait aux sorcières est celui de malfaisance.

       Que la population croie à la magie noire, c'est évident, et l'Eglise ne fait rien pour l'en dissuader (voir l'anathème de 1664 des Abbés de Senones contre un petit voleur).

       Magie noire d'une part et empoisonnement d'autre part ne sont pas des notions entièrement distinctes, de même que ne sont pas distinctes les notions de magie de fécondité d'une part, et de bonnes pratiques agricoles et ménagères d'autre part. La superstition n'en est que plus solidement ancrée. A celui qui dirait que la magie noire n'existe pas, un paysan de l'époque, même peu porté sur le surnaturel, répondrait en citant le cas de telle personne empoisonnée par des herbes, et son contradicteur devrait bien alors finir par convenir que l'empoisonnement est une chose qui existe.

       La mentalité magique est omniprésente ; la pratique du "christianisme" comporte toute une série de rites en réalité agricoles : procession des Rogations pour demander beau temps et bonnes récoltes, bénédictions des champs par le curé (et il n'a pas intérêt à en oublier un !) , etc … La relation au surnaturel est utilitaire, clairement, spontanément, profondément, même quand on ne pense pas à mal. On peut étudier en long et en large le christianisme de la région, on n'en saura pas plus qu'avant en matière de dogme et de morale chrétiens. La seule chose que nous disent les histoires pour expliquer le succès de tel ou tel saint, c'est qu'il faisait des miracles. Quand on a dit cela d'un saint, tout est dit ou à peu près. La narrateur n'a rien à ajouter (sauf peut-être le détail des miracles).

       Quand on recherche la magie pour soi-même, on se soucie peu de distinctions telles que magie chrétienne ou magie païenne, magie blanche ou magie noire ; ce que l'on veut, c'est le bien pour soi et le mal pour ses ennemis ; le Diable l'a bien compris quand il donne, à Nicolas Claudon, de la poudre noire pour tuer et de la blanche pour guérir.

       Mais bien sur, quand on se sent victime de sortilège, on raisonne tout autrement, et l'on a beaucoup moins d'indulgence pour les utilisateurs de poudre noire.


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