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Index Les Voyageurs de la PRINCESS AUGUSTA



LA GUERRE DES PAYSANS ET LA REFORME




L’année 1525


       L’année 1525 voit des troubles révolutionnaires importants mêlant indissolublement la Réforme religieuse et la révolte paysanne.

       La Guerre des Paysans se situe dans le contexte de la Renaissance et de son développement économique accéléré, mais facteur de déséquilibres et d’injustices.


L’accentuation des déséquilibres


       Ces déséquilibres, nous en avons clairement des exemples au Ban de la Roche, où le développement des mines aggrave encore la situation des serfs, à qui l’on demande de faire un travail de mineur non qualifié au titre de la corvée. Ce n’est sans doute pas un hasard si les procès de sorcellerie se produisent à l’époque où les Comtes Palatins de Veldenz planifient des logements pour faire venir cent mineurs qualifiés de l’extérieur. C’est à dire, avec les familles, plus près de 1000 personnes que de 100. C’est à dire plus que ce que pouvait nourrir le Ban de la Roche. Il fallait donc leur faire de la place, et on leur en fit. Le Ban de la Roche a battu tous les records en matière de procès de sorcellerie.

       Le développement économique et intellectuel se fait souvent sans les pauvres et contre eux.

       Le droit devient affaire écrite; les clercs et jurisconsultes ont un tropisme qui les dirige vers le « droit romain » et son régime de propriété (assez semblable à la propriété moderne quand rien ne vient faire contrepoids aux droits du propriétaire) plutôt qu’au « droit germanique » dans lequel la propriété est démembrée: personne n’a tous les droits sur une terre, mais chacun en a quelques uns: le seigneur peut chasser, le paysan peut ramasser du bois, etc...; cette notion de « droit germanique » est d’ailleurs assez floue; il n’existe évidemment pas de « code civil germanique »; si bien que, lorsque l’habitude se prend de donner plus d’importance au droit écrit, c’est la conception romaine qui s’impose de plus en plus... d’autant plus que les notaires sont au service des seigneurs... et d’autant plus que, lorqu’il y a quand même des pièces écrites, toujours parcellaires, celles-ci profitent à ceux qui ont des archives... ou les moyens de s’en fabriquer.

       Même le vieux droit joue de façon plus oppressive. Si l’on prend l’exemple de la corvée, celle-ci ne fut certes jamais un plaisir, mais il faut bien reconnaître que, dans le contexte du Moyen Age, il n’y avait pas de quoi s’indigner outre mesure. Par la corvée, le paysan entretient des chemins qui lui profitent, et choses de ce genre. Certes, il doit aussi cultiver les terres personnelles du seigneur, mais cela ne va pas chercher loin.

       La corvée devient nettement plus insupportable quand certains seigneurs, comme c’est le cas au Ban de la Roche, la font servir à un travail industriel et font travailler gratuitement leurs serfs dans les mines.

       La notion de « droit germanique », avec sa propriété démembrée, est difficile à expliquer hors contexte, mais les paysans s’avaient fort bien s’en débrouiller dans le concret. Par exemple, au Ban de la Roche, il était tacitement admis que la terre était propriété privée durant la belle saison, entre semailles et récoltes, pour que personne ne soit privé du fruit de son travail; ensuite, une fois les récoltes rentrées, tout le monde trouvait normal de circuler, gens et bêtes, à travers champs sans se soucier des limites des parcelles; tout le monde aurait trouvé idiot de faire de grands détours pour respecter des champs qui ne portaient plus de récolte.

       Afin de montrer en quels termes l’on exprimait ces idées autrefois, nous citerons l’abbé Nartz, qui cite lui-même un auteur plus ancien nommé Bussière :

       « Les anciennes coutumes allemandes, ou plutôt germaines et féodales, protégeaient les paysans et avaient établi un rapport entre les seigneurs et leurs vassaux, disons entre les vassaux et leurs gens. Or, elles furent de plus en plus écartées par les officiers de l’Empire, ignorées, méconnues des légistes, les jurisconsultes passant sur les prescriptions des rotules pour appliquer les articles du code ; ce droit, tout romain, le paysan l’abhorrait ; bien volontiers, il en fût resté à l’ancien .

       D’un autre côté, les biens, les deniers publics, étaient exploités à son exclusion et souvent à son détriment ; tels les bois, les communaux ; tels la chasse, la pêche ; tels les dîmes, les péages. Le paysan n’était admis qu’à payer, de ses deniers ou des bras … »


       Après avoir lu cela, étonnez vous que Karl Marx soit allemand !




       La Guerre des Paysans a son texte emblématique, les Douze articles de Memmingen (voir encadré).



Les « Douze articles » de Memmingen


       Au début du 16ème siècle(3), la ville de Memmingen (Bavière), où j’ai l’honneur d’avoir des ancêtres, est un épicentre de la Réforme Radicale, mouvement ayant donné l'anabaptisme et la Guerre des Paysans ; elle s'enorgueillit d'être à l'origine des fameux "Douze Articles", une sorte de Déclaration des Droits de l'Homme avant la lettre qui n’aurait pas oublié les droits sociaux, et qui servit d'étendard à la Guerre des Paysans; le document fut rédigé en février et mars 1525 par Sébastian Lotzer, compagnon pelletier à Memmingen; tiré à 25 000 exemplaires; distribué dans tout l'empire; les villes, les nobles et les prêtres qui adhérèrent successivement à la cause des paysans juraient sur les Douze articles; les principales revendications sont les suivantes :
  • droit pour toute communauté d'élire et de révoquer son pasteur


  • refus de la dîme sur les animaux; acceptation de la dîme céréalière, mais uniquement pour les besoins du pasteur; ce qui excède les besoins du pasteur doit aller aux pauvres


  • abolition du servage et de toute autorité abusive; cependant " Nous respectons Dieu et les devoirs envers lui. […] Nous respectons toute autorité que Dieu nous a imposée tant que les choses qu'elle nous demande sont droites et chrétiennes."


  • "Il n'est pas juste que nous, pauvres sujets, n'ayons pas de droit au gibier, aux oiseaux, ou au poisson dans l'eau courante. […] Quand Dieu créa l'homme, il lui donna pouvoir sur tous les animaux, sur les oiseaux dans l'air, sur les poissons. […] Nous demandons que chacun qui prétend posséder un ruisseau le prouve par des titres écrits. […]


  • "Il n'est pas juste que nous devions acheter le bois qu'il nous faut pour la subsistance. Tout bois qui n'a pas été acheté légitimement par un seigneur ecclésiastique ou laïque doit être restitué aux communautés."


  • les procédures juridiques doivent obéir à des lois écrites


  • les particuliers ayant usurpé le bien communal doivent le restituer


  • "Il est contre la volonté de Dieu de faire payer les veuves et les orphelins au moment de la mort du mari ou des pères et mères"




       La période est révolutionnaire au sens le plus fort du terme. Tout est remis en question : l’économie, l’autorité, la religion. Parfois avec une extrème violence. Tout le monde est emporté dans le mouvement, y compris des Princes, des intellectuels, des prêtres...

       On ne peut s’empêcher de penser à l’époque où la Révolution française entraîna les groupes les plus divers dans son sillage... quitte à ce que certains ensuite soient déçus, car, s’il est toujours possible de juxtaposer tout le monde avec tout le monde au moment d’envahir les rues et de construire des barricades, il n’en va pas de même au moment de légiférer; c’est alors qu’on s’aperçoit qu’on ne peut donner satisfaction simultanément au noble qui voudrait revenir au féodalisme et au paysan qui attaque le château; à l’ouvrier et au grand marchand qui réclame la « liberté économique », au sens qu’il donne lui à ce mot, c’est à dire avec l’interdition des syndicats qu’il estime en être indissociable; à celui qui exige qu’on protège la propriété et à celui (parfois le même) qui vient de s’emparer du bien d’autrui par l’achat de « Biens nationaux »; et c’est ainsi qu’après la nuit du quatre août, un seigneur, paraît-il, put dire à un abbé: « Hé bien, Monsieur, voici que nous avons aboli les privilièges. Vous les miens, moi les vôtres. »



Les groupes incontrolés


       L’époque de la guerre des Paysans voit l’action de nombreux groupes incontrôlés. L’un d’entre eux, considéré comme très emblématique de l’anabaptisme révolutionnaire, réussit à prendre le pouvoir à Munster, Westphalie; il impose la mise en commun des biens, la destruction de tous les livres sauf la Bible, la polygamie et la réprimande publique.

       Quand le mouvement est écrasé, l’équipée de Munster sert de prétexte à multiplier la répression, y compris contre des groupes qui n’avaient rien à voir.

       Si bien que les Mennonites n’aimaient pas que l’on rappelle leurs liens d’origine avec la Réforme Radicale. Ils récusent d’ailleurs, appliqué à eux, le terme « anabaptistes ». Celui-ci s’est cependant imposé.





       Le mouvement des Rustauds a une unité profonde qui s’explique par les progrès de la communication. Le texte des Douze articles de Memmingen est tiré à 25 000 exemplaires, et chacun de ces 25000 exemplaires n’était évidemment pas destiné à une simple lecture individuelle à cette époque où le paysan ne savait en général pas lire! Il était lu à plusieurs. Ceci nous montre à quel point les idées pouvaient circuler vite, et loin, et fort.

       Pour autant, il ne faudrait pas y voir un mouvement à direction hiérarchisée, une sorte de Parti Bolchévik avant la lettre, ou une Eglise réformée administrée sur le même principe hiérarchique que l’Eglise catholique. Il faut, moins encore, imaginer deux Eglises réformées, une « normale » et modérée, avec Luther à sa tête, et une autre, porteuse de ce que l’on appelerait plus tard la « Réforme radicale », et qui aurait eu pour projet de doubler sur sa gauche l’Eglise luthérienne « officielle ».

       Toutes ces distinctions ont en fait été faites a postériori.

       En réalité, si les idées sont communes, les groupes locaux, soit religieux soit révolutionnaires, sont indépendants les uns des autres. Il ne convient pas, dès le départ, de classer ces groupes: à ma droite, la réforme luthérienne, avec laquelle, au fond, le pouvoir peut traiter; à ma gauche, les mouvements extrémistes bons à être écrasés dans le sang; la frontière entre les deux, tracée a postériori, suit en réalité la ligne séparant ce que Charles Quint estima, en fin de parcours et après révélation des rapports de force, pouvoir céder à Luther, qui estima de son côté ne pas pouvoir obtenir plus. Du côté de l’inacceptable (pour Charles Quint): le refus du baptème des enfants et la réforme sociale. Ce n’est qu’en fin de parcours que cette frontière fut pensée et formalisée sous la forme d’un texte, appelé Paix d’Augsbourg; la paix d’Augsbourg avait pour annexe une définition de la foi « protestante » appelée « Confession d’Augsbourg », laquelle n’engage évidemment que ceux qui l’ont signé, c’est à dire les représentants de l’Empereur d’une part, et de Luther d’autre part. Aucun texte, fut-ce la Confession d’Augsbourg, ne saurait prévaloir sur le droit de libre examen qui est celui de tout protestant, fut-il luthérien.

       Il importe d’avoir cela en tête afin d’éviter de poser des questions anachroniques, du genre « L’anabaptisme existait-il en tant que tel en 1525? ». Cette question n’a pas lieu d’être. En 1525, non seulement il n’y avait pas de ligne de clivage nette entre anabaptisme et luthérianisme, mais nous verrons qu’il n’y en avait pas toujours avec l’Eglise catholique.


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