(notre source principale est le texte de Pierre GENY, Etude sur les paroisses du Val d’Allarmont
(9). Pierre GENY a eu lui-même pour source la comptabilité des Comtes de Salm)
Des morts mystérieuses au service de la Gruerie
Les forêts de Salm vont rester sans surveillance pendant une trentaine d'années, de 1635 environ à 1675 environ, car la fin de la guerre de Trente ans (1648) n'amène pas une paix totale. Les contrecoups de la guerre de Hollande empoisonnent les années 1670. Et surtout, il y a des morts mystérieuses au service de la Gruerie.
Le service de la
Gruerie, chargé de la surveillance des forêts, comprend un Grand Gruyer, un contrôleur, un chevaucheur des bois et dix forestiers. En 1635, tous meurent dans des conditions mystérieuses, à l’exception du chevaucher des bois Nicolas de France. Celui-ci est donc un témoin important. (ABR E 5532 et 5533 ) des destructions induites par la guerre dans le pays de Salm.
En ce 23 octobre 1635, il fait à cheval la tournée des "scies" ( =scieries) dispersées sur le tout le territoire et situées en pleine forêt ou dans de minuscules hameaux. Il a pour mission d'en toucher le loyer semestriel. Il est seul, comme nous venons de le voir. Et il sait que ses collègues se sont fait tuer dans des conditions mystérieuses. Si bien que nous ne nous étonnerons guère de le voir rentrer bredouille et expliquer à son employeur qu'en raison des malheurs de la guerre, il est impossible de réclamer le moindre sou aux habitants de la forêt.
Les bûcherons et sagards lui ont
«faict responce quilz navoient moyen dy Satisfaire a Cause que Lesdites Scyes navoient rien faict pour la pluspart d'aultant quilz avoients esté grandement empesché par Les Soldatz qui leur avoient prins Leurs bestailz qui servoients à mener Le bois sur Lesdites Scyes et prins tout ce quilz leur avoients trouvé, ne Leur restant autre Chose que Leurs maisons et ce quilz avoient en fond».
Voici donc, si je comprends bien, des forestiers "victimes" de soldats qui ont la bonté de leur laisser leur maison et leurs biens propres, ce qui est fort surprenant dans le contexte de la guerre de Trente Ans. Les soldats auraient cependant emmené le bétail de trait. Ce n'est pas invraisemblable en soi, mais, plus loin, nous verrons les forestiers continuer à vivre de la forêt, ce qui entre en contradiction avec l'hypothèse selon laquelle ils auraient perdu leurs moyens de travail.
En réalité, toute la guerre et l'après guerre nous montreront une population vivant de la forêt, ce qui implique qu'il reste quelque chose de l'outil de production.
Deux mois plus tard, Nicolas de France n'a pas davantage de succès:
«Environ deux mois apres, je me Serois derechefz acheminez aux domicil desd[i]tz fermiers, Lesquelz estoient La plus grande partie mort, et Les au[tr]es avoients abandonné Leurs maisons et Se retiréz dedans Les bois a loccasion des courses des Soldatz (..) ny ayant eu aucun moyen de tirer aucun paiem[en]t d'Iceul»
Faute de trouver les habitants dans les villages, la soldatesque aurait brûlé leurs biens:
Bénaville, Pierre-Percée et
Luvigny seraint incendiés en totalité. Des destructions partielles toucheraient les forges de
Champenay, la métairie de
Grandfontaine, le moulin de
Moussey, la scierie du
Bas-Chavon, la scierie du Cerf près de
Raon-sur-Plaine et la ferme de la Neuve Maison près de
Châtas.
A
Moussey, la communauté villageoise se trouverait réduite à trois familles (celles de
Jean Zabey,
Didier Etienne et
Maurice de Metz), au point que l'abbaye de
Senones doit, le 13 avril 1643, accorder une remise de dettes à cette communauté, qui se confond avec les trois familles qui continuent d'y habiter. S'agissant des autres familles, l'histoire ne dit pas si elles sont mortes ou si elles ont déménagé vers des villages moins écrasés de dettes et d'impôts.
Trente ans après, quarante ans après...
Encore des années, et même des décennies, après la fin de la guerre, la population se dit contrainte de vivre de la forêt:
Philippe Joliot, habitant de
La Broque, convoqué le 20 mai 1665 par le Grand Gruyer, reconnaît ainsi «quil avoit couppé il y a environ 17 ans quelques faugs et sapins» à la limite des bois communaux " ("Le pays de Salm et les guerres de Lorraine, par Marc Brignon, L'Essor n° 134).
Autre exemple:
«Le malheur des dernieres guerres ayant réduit les peuples dans des miseres si extremes quils avoient esté contraints de mettre en Usage tous les moyens que la Nature et l'art leurs inspiroient pour pourvoir a leurs substances, et éviter l'affreu désastre de perir par la famine avoit porté quelqu'uns a chercher la Continuation d'une Vie languissante dans l'exercice de la Chasse, mesme du Cerf, de la Biche et de la Gelinotte, le prix de la Vente desquels leurs estoit Un si grand Secours, qu'il eut paru y avoir de l'inhumanité a leur faire subir les peines portées par les ordonnances a ce Sujet, Surtout dans un temps ce funeste fléau sembloit avoir anéanty et banny les Loix, mesme les plus Sacrées et les plus inviolables.» (A.D.V., 3 C 49.
L'acte est du 21 novembre 1703... soit plus d’un demi siècle après le plus gros des guerres)
Donc: sans nier les malheurs de la guerre, il convient également de prendre en considération le fait que nous avons affaire à une population de forestiers qui sait fort bien vivre de la forêt, et dont le problème principal est d'empêcher les grands de ce monde de s'approprier toutes les richesses forestières. Il semblerait donc que la guerre lui ait donné les moyens de rééquilibrer à son profit le partage des fruits du travail de la forêt, et qu'elle ait su faire durer la situation bien au delà de la période de la guerre de Trente Ans.
1665: «Visitation générale des bois, Eaux et forests du Comté de Salm»
En 1665, soit trente ans après la plus gros de la Guerre de Trente Ans, Monseigneur le Comte de Salm souhaite faire réaliser un inventaire de ce qui reste de l’outil économique de son Comté.
Le Grand Gruyer est chargé de cette inspection.
C’est la «
Visitation générale des bois, eaux et forêts du Comté de Salm ».
Le Grand Gruyer voudrait pouvoir redessiner une sorte de cadastre. Hélas, il ne trouva pas assez de témoins se souvenant des anciennes limites de propriété «
pour estre Jeunes et nés la plus grande partie depuis lesdictes guerres.»
Il semblerait donc que quelques propriétés aient changé de mains à l'occasion de la perte de mémoire collective induite par les pertes humaines de la Guerre de Trente Ans.
A l’occasion de cette visite, le Grand Gruyer du Comte de Salm remarque des coupes illégales à La Broque. Il le signale et reçoit cette réponse non dépourvue d'arrogance: les habitants ont besoin de fabriquer des
paisseaux pour vivre, et
si Son Altesse entend le leur interdire, ils iront s'installer sur les terres de l'Evêque de Strasbourg, qui promet des affranchissements dans certaines conditions.
Même situation à Saulxures: sur les dix "sujets" que Son Altesse y conserve, six vivent de la fabrication de "paisseaux", c'est à dire de vol de bois. Saulxures... voilà un lieu qui nous parle. La plupart des « Seven families » y ont vécu durant une période plus ou moins longue.
Adjudications au profit des communautés villageoises
La guerre et l’après guerre paraissent bien être l’occasion d’une importante réappropriation de la forêt par les collectivités villageoises. Dans ce pays où tout marche par adjudication à la chandelle, plusieurs adjudications se font à des prix très minimes:
«
Le profit des traînées à faciliter les descentes de Raon sur Plaine et Grandfontaine est amodié à Jean Paticier, maire de Raon, pour quatre francs, personne n’y ayant voulu donner davantage » (contre 99 francs en 1633).
On voit même des adjudications se faire au profit de la communauté villageoise. Tel est le cas en 1665 pour l’affermage du
domaine de Raon sur Plaine. Aucun particulier ne s’était manifesté, ce qui est quand même un peu surprenant. En principe, la chandelle sert à permettre la concurrence: tant qu’elle brûle, chacun peut enchérir...
Même chose au
Ban de Salm où le domaine est loué à la communauté pour cent francs seulement. Nous parlons bien du domaine seigneurial et non pas de telle petite scierie au fond des bois, piste de schlittage ou autre petit équipement, voire essaim d’abeilles, car eux aussi étaient exploités par adjudication quand on en trouvait.
Même chose en 1669 pour le bail du
domaine du Val d’Allarmont: c’est la communauté de Raon sur Plaine qui l’emporte. Et ce n’est pas rien que d’être adjudicataire du domaine. Celui-ci comprend: «
le passage dudit Val et des Donons, le « thonneux » ( ? ? ?), la gabelle, le dixmage ( ? ? ?), le moulin, les channes, la taille, l’ascencement de Pierre Drouat, la Bruslée, les amendes basses, la moitié des arbitraires et des confiscations, épaves et deniers casuels... »
Ce qui pose la question de savoir pourquoi aucun particulier ne réussissait à emporter ces adjudications contre les communautés. Il ne devait quand même pas manquer de personnes ayant envie d’exploiter à leur seul profit le domaine des Comtes de Salm... à mon avis, on les aurait dissuadés d’enchérir que cela ne m’étonnerait pas plus que ça. En tous cas, quelles qu’en soient les raisons, le résultat est que les richesses de la terre de Salm profitent à tous, (ce qui ne veut pas dire qu’on est riche car, ne l’oublions jamais, nous sommes dans un terrain de montagne impropre à l’agriculture).
En un mot comme en cent: nous sommes en régime communiste.
Enfin... disons... pour trois ans, durée habituelle des baux à la chandelle dans le pays de Salm.
Re-privatisation
Bien entendu, ce régime « collectiviste » n’était pas appelé à durer.
Au dix-huitième siècle, nous voyons de nombreux exemples de « re-privatisation »; en particulier, pour prendre un exemple qui interesse notre sujet, les censes seigneuriales sont louées à des Suisses étrangers à la communauté salmoise. Pour celle-ci, la vie doit donc être de plus en plus difficile, puisqu’une fois de plus, les pauvres richesses de la terre de Salm lui échappent.
Cela a peut-être compté dans les raisons qui ont poussé certains Salmois à émigrer.
N’empêche... migrer en Amérique pour fuir les conséquence d’une privatisation, c’est quand même paradoxal !