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Index Les Voyageurs de la PRINCESS AUGUSTA



LE BAN DE LA ROCHE AU DEBUT DU 18ème SIECLE




Fin de la dynastie des Veldenz

       Au début du 18ème siècle, le Ban de la Roche, qui ne s’est pas relevé des malheurs du siècle précédent (Guerre de Trente Ans et autres guerres jusqu’environ 1680) présente une économie stagnante et une démographie qui peine à reprendre du souffle. La forge, qui à la Renaissance fut l’orgueil des Comtes palatins de Veldenz, a brûlé en 1633 lors de la guerre de Trente Ans. Les mines qui l’alimentaient en fer ont fermé. L’économie ne redémarre pas, et peut-être les destructions de la guerre n’en sont-elles pas la seule raison. A l’époque, la principale source d’énergie est le bois, transformé en charbon de bois. Au bout de quelques décennies d’exploitation intense, le pays est déboisé, et l’économie ne pourra redémarrer que lorsque les arbres auront de nouveau poussé. Donc, il est permis de penser que, même si la forge n’avait pas brûlé, l’économie aurait quand même connu une période très déprimée.

       Le pouvoir politique local est de type féodal. Les seigneurs sont la famille de Veldenz, très noble maison apparentée aux Rois de Suède, mais ruinée et privée d’héritiers mâles. Comme suite de la guerre de Trente Ans, le suzerain est le Roi de France et non plus l’Empereur.

       En 1694, Léopold-Louis de Veldenz meurt en laissant trois filles.

       La gestion des trois Comtesses palatines de Veldenz est parfois considérée comme manquant de dynamisme. Il n’est cependant pas certain qu’elles auraient pu mieux faire. Au plan économique: même si les guerres sont terminées, les arbres n’ont pas suffisamment repoussé pour fournir du charbon de bois en abondance; le développement ne peut manquer de buter sur cette limite. Au plan politique, le pouvoir de la France est de plus en plus présent; il évolue, d’un pouvoir de type féodal, celui d’un suzerain sur son vassal, vers un pouvoir de type royauté absolue; les Trois Princesses ne savent pas résister... ou peut-être ont-elles l’intelligence de ne pas essayer, car il est très clair que le Ban de la Roche n’est pas de taille, militairement, à s’opposer à la France.

       La prudence des Trois Princesses est payante, et la France les traite bien. Elle leur laisse le pouvoir (ou l’apparence du pouvoir) leur vie durant. Ce n’est qu’en 1723, à la mort de la dernière des princesses, que le Ban de la Roche se rend compte qu’il est français.

Gestion par les intendants d’Alsace

       Désormais, donc, le Ban de la Roche va être géré directement par la France, et plus précisément par Monsieur d’Angervillers, intendant d’Alsace, et ensuite par ses successeurs. Cette dynastie catholique durera jusqu’en 1771, année où Voyer d’Argenson (successeur de d’Angervillers) vendra le Ban de la Roche à Jean de Diétrich, entrepreneur compétent qui fera redémarrer les mines et la forges, et qui de plus est protestant comme la majorité de ses sujets.

       Mais n’allons pas si vite, et restons en 1720/1730, sous la direction des seigneurs catholiques.

              Quelques dates pour situer les choses:

              1723 : mort de la dernière des Veldenz ; fin des dernières fictions d'indépendance
              1724 : l'église de Rothau devient simultanée
              1750-1754 ; puis 1760-1767 : ministère du pasteur Stouber au Ban de la Roche
              1758 : Voyer d'Argenson, seigneur du Ban de la Roche
              1762 : réfection de l'église de Belmont; tentatives infructueuses pour la rendre simultanée
              1767 : arrivée du pasteur Oberlin au Ban de la Roche
              1771 : vente du Ban de la Roche à Jean de Diétrich


       Les seigneurs catholiques essaient de relancer les mines, mais ils sont incompétents et ils échouent. Le résultat le plus clair de leur tentative est de priver encore un peu plus les habitants de leur accès aux bois et aux pâturages; et de faire venir, principalement à Rothau, une population catholique d’ouvriers mineurs, ce qui leur permet d’exiger que l’église de Rothau devienne simultanée. Cette population de mineurs fait le lien avec le village voisin de La Broque, indissociable de l’ensemble minier Framont/Grandfontaine. C’est grâce à ces mineurs que les populations du Ban de la Roche d’une part, des villages catholiques voisins d’autre part, ne sont pas totalement étanches l’une à l’autre, même si l’étanchéité est la pente naturelle. Une autre « population/pont » est constituée par les censiers anabaptistes, qui s’implantent indifféremment en terre catholique ou protestante, et circulent d’une ferme à l’autre en fonction des contrats qu’ils obtiennent ou du travail qu’ils trouvent.

Au plan religieux

       Sans interdire le protestantisme, la France « pousse les pions » de l’Eglise catholique. Le régime religieux officiel reste le « Cujus Regio Ejus Religio » issu des traités de Westphalie. Ce texte n’institue nullement la liberté religieuse, seulement le pluralisme sur la base du respect de droits acquis historiques. Et la France n’accorde rien de plus. Par exemple, elle estime que les immigrants suisses ne tiennent aucun droit de ces traités, car ils ont immigré après. De même, elle estime que tout enfant illégitime doit être baptisé catholique; en effet, n’ayant pas de père, l’enfant illégitime ne peut avoir hérité de celui-ci le droit d’être protestant (la mère comptant pour du beurre, cela ne choquait personne à l’époque).

       Il y a donc des raisons de penser que les anabaptistes sont inquiets. Déjà, en 1712 Louis XIV a pris un édit d'expulsion les concernant. Cet édit a rencontré des difficultés d'application. Les anabaptistes sont fort bien implantés, et leur travail est apprécié des seigneurs dont ils tiennent les fermes. Les intérêts économiques convergent. Cependant, l'Edit a pour effet une dispersion des communautés, qui abandonnent en partie leur trop visible implantation de Sainte Marie aux Mines pour des fermes plus dispersées, soit en France, soit dans des pays encore indépendants, comme la principauté de Salm.

       Donc, du point de vue de nos anabaptistes, leur monde ne cesse de se rétrécir. La génération précédente a fui la Suisse pour l’Alsace, en particulier Sainte Marie aux Mines. Puis, il a fallu, pour plusieurs familles abandonner Sainte Marie aux Mines en 1712; et voici qu’à peine dix ans après, c’est le Ban de la Roche qui se met à se souvenir qu’il est français, donc en principe soumis à l’édit d’expulsion... quelle sera la prochaine terre à se dérober sous leurs pieds?

       En réalité, la convergence des intérêts économiques faisant des miracles, nos anabaptistes ne seront jamais chassés du Ban de la Roche. Mais on comprend qu’ils s’inquiètent.

Au plan économique

       Les intendants d’Alsace tentent sans y parvenir de relancer les mines et les forges.

       Donc, comme chaque fois qu’il est question de travaux miniers, la pression économique devient insupportable pour le petit peuple: les paturages communaux sont « privatisés », comme on ne le dit pas encore; ils sont accaparés par les seigneurs, qui y font paître les bœufs de trait (en patois welsche: « grébis »; à ne pas confondre avec les « varies », les vraies vaches qui produisent du lait) necessaires aux mines; si bien que chaque famille ne peut plus élever qu’une seule « varie »; et, comme par ailleurs le terrain de montagne est impropre à l’agriculture, la situation alimentaire est dramatique.

       La situation devient cependant un peu meilleure avec l’apparition de la pomme de terre, mais cette apparition est difficile à dater, car au début on mangeait les pommes de terre en cachette de peur d’être accusés de véhiculer la lèpre.

       Cette pression économique sur les villageois luthériens produit des tensions avec les censiers anabaptistes, car ses derniers sont, en quelque sorte les représentants du seigneur: ils produisent, sur les censes seigneuriales, les biens que leur maître leur demande de produire, c’est à dire trop, bien trop, de « grébis ».

       Certes, ce n’est pas en qualité d’anabaptistes que leurs voisins leur en veulent; c’est en qualité de fermiers seigneuriaux. Mais la différence, je ne sais pas s’il la trouvent si importante que ça...

       Ils ont donc bien des raisons de vouloir partir.

Seuil démographique

       On appelle « seuil démographique » la limite maximale de population qu’un territoire peut nourrir.

       Quand le « seuil démographique » est franchi, la population ne peut mathématiquement pas augmenter davantage. Il se produit alors forcément quelque chose qui fait baisser la population: épidémie, massacre, émigration.

       Dans nos vallées de montagnes, le « seuil démographique » est fort bas. Il avait déjà été franchi dans les années 1620, avec pour conséquence les procès de sorcellerie.

       Puis, la guerre de Trente ans avait fortement réduit la population. Pendant de nombreuses années, on fut fort loin du seuil démographique.

       Mais à l’époque qui nous intéresse, les familles ont facilement une dizaine d’enfants... alors il suffit de deux ou trois générations de tranquilité relative pour que le seuil soit à nouveau atteint.

       Cela commence à être le cas en 1736, année du voyage de la Princess Augusta.



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