Qui a organisé la migration sur la Princess Augusta?
Où l’on sent la main des Mennonites
Là encore, c’est au sens très large qu’on peut parler de « la main » des Mennonites. Il est bien évident que ces braves gens sont aux antipodes de comploter. Il demeure que ce sont des agents de liaison d’une efficacité incomparable, sans même le vouloir, du simple fait de leur mode de vie.
Au 18 ème siècle, ce mode de vie combine de façon très particulière l’agriculture, pratiquée de façon très compétente, et le nomadisme.
Chassés de Suisse par les persécutions au 17 ème siècle, les Mennonites ont pour territoire de base les censes seigneuriales perdues au fond des bois sur un territoire qui couvre l’est de la France actuelle, y compris la Principauté de Salm alors indépendante, et l’Allemagne rhénane actuelle, en particulier le Palatinat (plus la Hollande en arrière-fond, mais son cas est à part). Sur ce territoire, sans être vraiment persécutés, ils ne sont nulle part à proprement parler chez eux. Leur situation est la suivante:
- Palatinat: en 1684, le Prince Charles Louis, voulant repeupler sa terre après la désastre de la guerre de Trente Ans, convie les Mennonites à venir s’y installer, mais à des conditions draconniennes
- Salm: les Princes de Salm apprécient le travail de leurs censiers anabaptistes, mais le pays est catholique; l’Eglise ne cesse de se plaindre que les anabaptistes ne lui obéissent pas; la population les jalouse pour leurs « privilèges »: en effet, les censes seigneuriales qu’ils cultivent sont vastes et composées des meilleures terres, et de plus les Mennonites sont dispensés de nombreux impôts; en contrepartie, ils doivent doivent rebatir des fermes détruites par les guerres, et leur situation est précaire, leur ferme pouvant toujours être réadjugée
- France de l’Est: ici aussi, la convergence des intérêts économiques avec les seigneurs dont ils cultivent les terres fait des miracles, mais la situation est précaire; les Mennonites sont censés avoir quitté le royaume depuis 1712, année de l’édit d’expulsion de Louis XIV. En réalité, il y a surtout eu un phénomène de dispersion les éloignant quelque peu de leur implantation trop importante et trop visible de Sainte Marie aux Mines (allemand: Markirch) ; ils sont donc toujours là, mais sans avoir légalement le droit d’y être
- Dans un tel contexte, les anabaptistes, toujours menacés d’être chassés, ne souhaitent pas devenir propriétaires. Le système des censes seigneuriales, vastes et composées des meilleures terres du village, mais louées à titre précaire et périodiquement réadjugées, leur fournit des moyens d’existence sans les obliger à investir dans l’achat de terres. Si leur cense est réadjugée à un autre, ils en recherchent une autre ailleurs et, en attendant, travaillent comme employés chez un coréligionnaire; à charge de revanche si un jour la situation est inversée (ou plutôt: quand elle le sera; car l’inversion des rôles est certaine, quoique sont moment ne le soit pas; les contrats étant très précaires). Le système est très au point. La précarité est gérée aussi bien que possible. La mobilité devient un mode de vie, et les circuits de migration un véritable patrimoine que l’on entretient avec soin.
A ces raisons politiques de migrer, s’ajoute le fait que la communauté tend à devenir de plus en plus endogame sous l’effet du mouvement Amish. Or, les familles mennonites étant peu nombreuses, il est necessaire de migrer pour trouver à se marier en respectant les règles bibliques de non-consanguinité.
GEOGRAPHIE MENNONITE ET VOYAGE
Donc, au 18ème siècle, la géographie mennonite est basée sur un réseau de fermes isolées, chacune perdue au fond des bois ou des montagnes, mais reliée à d’autres fermes sur un vaste territoire. Les anabaptistes, pour qui leurs possibilités de migrations sont vitales, entretiennent ce réseau, l’étendent s’ils le peuvent, se rendent visite, se marrient parfois loin de leur village.
Tout en étant à l’écart de leur village, qui peut être protestant ou catholique, ces braves gens sont loin de bouder leurs voisins. On trouve de nombreux exemples de mariages mixtes, l’endogamie n’étant pas aussi absolue qu’elle est censée l’être.
Même la Hollande ne leur est pas inconnue.
Ce dernier pays, patrie de Menno Simmons, fut la terre d’origine du Mennonisme (variante non violente de l’anabaptisme). Il y eut des persécutions au début, mais c’est de l’histoire ancienne. Dès le 17ème siècle, les Mennonites hollandais, moins persécutés (et même plus persécutés du tout), plus riches, plus urbanisés, font figure de maison-mère et de grands frères pour leurs coréligionnaires rhénans. On ne se marrie pas ensemble (sans doute à cause de la différence sociale) mais on se connaît. Par exemple, Jacob Kupferschmitt, ancien des anabaptistes de Salm et une « personnalité », a l’honneur de faire la liaison avec la Hollande. Et, au 19ème siècle encore, Van der Smissen, Mennonite hollandais (non Amish), vient se rendre compte de la situation en Alsace: le goût de l’isolement des Amish inquiète la maison-mère. Celle-ci, constatant qu’ils n’ont rien d’ennemis du genre humain, finit par décider de les laisser être comme ils veulent, mais de multiplier les visites amicales pour gêner discrètement ce gout de l’isolement.
Ce tropisme hollandais, bien que discret, doit être connu. Sans doute explique-t-il en partie comment les voyageurs ont trouvé le chemin de Rotterdam.
D’une façon générale, dès que la communauté anabaptiste a un problème à résoudre, cela devient presque un réflexe: c’est du voyage, qui peut être proche ou lointain, que l’on attend la solution du problème, qui peut être grave ou mineur.
On pourrait mulpliplier les exemples; citons ceux qui suivent:
Comment rester une communauté unie quand on habite un territoire qui se compose non pas de villages, mais de « censes » dispersées au fond des bois? Réponse: par le voyage. Le culte, que l’on appelle l’Assemblée, a lieu, non pas dans des églises fixes, mais dans les fermes, une fois chez l’un, une fois chez l’autre. Le samedi, on prend la carriole et on se rend chez le fermier qui organise l’assemblée. On mange et on dort sur place, en tant qu’invités. Le lendemain, on assiste au culte. A l’Assemblée suivante (c’est à dire quinze jour ou un mois plus tard; le culte n’est pas hebdomadaire), même programme, mais dans une ferme différente; de la sorte, on sillonne en permanence le territoire; on fait connaissance avec un nombre aussi important que possible d’autres familles, et l’on multiplie ses chances de rencontrer un futur conjoint conforme aux règles, c’est à dire un anabaptiste mais en même temps pas un cousin trop proche
Comment rester « la famille Mennonite » quand on est divisé en un nombre incalculable de sectes et de sous sectes et que l’on ne possède pas de hiérarchie autre que celle des « Anciens »? réponse: par le voyage. Les différentes églises mennonites ont entre elles des différences doctrinales, mais cela n’empêche que, dans ce petit milieu, chacun connaît chacun; il en va de même aujourd’hui; dans l’Essor n° 97 de Noel 1977, on peut lire un article intitulé « D’attachants visiteurs du nouveau monde à Salm ». Il s’agit du voyage d’un groupe d’anabaptistes américains venus visiter la région sur les traces de leurs ancêtres; ils portent le costume Amish traditionnel, mais cela ne les a pas empêchés de traverser l’Atlantique pour retrouver la terre de leurs ancêtres.
Comment atteindre Rotterdam quand on est né dans les montagnes suisses ou vosgiennes? réponse: pas d’affollement. Rotterdam, ce n’est jamais que l’extrémité du Rhin, et le Rhin, on connaît. Et la Hollande, on connaît aussi. C’est la maison-mère. Les cousins de la-bas vont accorder toute l’aide possible; ils montreront comme d’habitude la plus grande gentillesse, ça il faut le leur reconnaître, même s’ils sont un peu exaspérants à nous considérer comme des « cousins pauvres »
Comment maîtriser les tendances ultra-conservatrices et fondamentalistes de nos braves cousins « Heftlers » (= Amish) des montagnes vosgiennes quand on s’appelle Van der Smissen et que l’on est certes auréolé du prestige de la Hollande mais dépourvu de tout pouvoir hiérarchique? réponse: par le voyage. Au 19ème siècle, Van der Smissen préconise de multiplier les visites aux frères « Heftler » de façon à contrecarrer discrètement et gentiment leur goût de l’isolement; et ça marche; les Amish sont souvent à l’extrème bord du fondamentalisme imbuvable, mais ils ne tombent en général pas dedans; tout texte préconisant la violence est écarté sans état d’âme, même s’il provient de la Bible; et les familles Amish, bien qu’assez fermées par certains côtés, sont considérées comme d’une grande gentillesse par tous ceux qui ont l’occasion de les fréquenter (voir résumé de « l’inspection » de Van der Smissen chez les anabaptistes des Vosges dans Magique Pays de Salm)
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