BANDELAROCHOIS EN AMERIQUE: DE LA PENNSYLVANIE A L'ILLINOIS
|
Fascinante Princess Augusta, fascinant Ban de la Roche...
Il est aujourd’hui possible de mieux identifier les organisateurs du voyage de la Princess Augusta, qui débarqua en Pennsylvanie en 1736. On repère clairement deux leaders entourés chacun d’un groupe de parents, de cousins à la mode de Bretagne, de connaissances lointaines et de voisins de voisins; à savoir: d’une part Durs THOMMEN et d’autre part Benedict YUCHLI; ce dernier, de Steffisburg (canton de Berne, Suisse), a entraîné aussi, de proche en proche, des personnes qui avaient précédemment émigré de Steffisburg au Ban de la Roche (Alsace), ainsi que des Bandelarochois de vieille souche et même des catholiques habitant Saulxures au Pays de Salm voisin du Ban de la Roche. La Princess Augusta est bien connue des chroniques du mystérieux Ephrata Cloister. Ce monastère baptiste, où les pratiques occultes étaient à l’honneur, constituait la destination des deux leaders du voyage, THOMMEN et YUCHLI, qui y entrent dès leur arrivée. Cependant, ils ne réussissent pas à y entraîner des voyageurs étrangers à leur famille. La préparation du voyage avait donné lieu à des réunions clandestines à la ferme du Bas Lachamp de Bellefosse, l’un des villages qui composent le Ban de la Roche. Ces réunions nous sont connues par le témoignage de l’un des participants, Pierre PINCKELE (« Peter BINCKLEY ») d’après qui elles réunissaient des personnes se considérant comme « éveillées ». Nous voilà bien loin du conservatisme Amish qui a si bien fleuri ensuite au Ban de la Roche. Nous voilà loin également de l’épaisse stupidité que les pasteurs STOUBER et OBERLIN, quelques années plus tard, prêteront à leurs paroissiens bandelarochois. On connaît l’anecdote dans laquelle STOUBER, cherchant à vendre des Bibles à ses paroissiens, se heurta à l’objection qu’on ne pouvait être certain qu’une petite Bible de poche puisse contenir la même parole de Dieu que la grande Bible qui trônait à l’autel. De telles anecdotes ont mis en valeur l’action pédagogique des pasteurs concernés, tout en faisant passer les Bandelarochois pour des idiots. L’aventure de la Princess Augusta nous montre au contraire que les villageois de notre région savaient très bien faire leurs choix tous seuls en matière religieuse. En Pennsylvanie, ils choisissent entre les sectes en consommateurs avisés. Ils délaissent les plus problématiques en matière de libertés individuelles, à savoir le Ephrata Cloister et les Amish. Cependant, un nombre non négligeable d’entre eux adhèrent aux German Baptist Brethren (alias « Dunkards »), secte jumelle du Ephrata Cloister qui, sous certains aspects peut être considérée comme sa « version sage »; les réunions de « personnes éveillées » qui se sont tenues au Bas Lachamp ont donc eu un pouvoir de conviction relatif sur une partie au moins des participants. D’autres voyageurs contribuent, avec les autres laïcs protestants de Pennsylvanie, à la survie des églises protestantes « classiques » (luthériens et calvinistes) qui étaient en grande difficulté du fait de la rareté des pasteurs. Ils le font parce que les intérêts convergent, et d’ailleurs pour de mauvaises raisons: ils apprécient peu la non-violence des « Plain sects », non-violence qui se révêle bien incongrue dans le contexte de conquête à laquelle ils prennent toute leur part. De la Pennsylvanie à l’Illinois Y a-t-il quelque lien entre la migration de 1736 sur la Princess Augusta et les migrations du 19ème siècle vers l’Illinois, migrations qui concernèrent en particulier mes cousins WIDEMANN ? Au fond, je n’ai jamais eu d’autre question en tête quand je me suis interessée au voyage de la Princess Augusta, qui débarqua en Pennsylvanie en 1736 avec à son bord plusieurs dizaines de personnes ayant quelque lien, proche ou lointain, avec le Ban de la Roche. Car le point de départ de ma recherche fut de me demander comment mes cousins WIDEMANN se sont retrouvés projetés, apparemment (apparemment seulement) d’un seul coup au centre des actuels Etats-Unis. Je suis aujourd’hui convaincue que la réponse est affirmative. La Princess Augusta, avec ses dizaines de migrants qui ont ensuite une dizaine d’enfants chacun, a ouvert une voie de migration majeure susceptible de fonctionner longtemps. D’autant plus qu’il a des liens entre les familles qui migrèrent vers 1736 en Pennsylvanie, et celles qui migrèrent un siècle plus tard dans l’Illinois. La famille WIDEMANN, par exemple, est souvent alliée à la famille DEPP, dont le nom est représenté sur la Princess Augusta. On pourrait citer aussi le cas des migrations successives de la famille ORY (voir Les Voyageurs de la Princess Augusta) Il n’y a pas lieu de surinterprêter l’éloignement géographique des destinations: Pennsylvanie au 18ème siècle, Illinois au 19ème. Le point d’arrivée ne dépend pas des migrants. Les autorités américaines orientaient les arrivants vers les territoires qu’elles souhaitaient peupler d’immigrants, en général des territoires récemment pris aux Indiens; il s’agissait de rendre la conquête irréversible en provoquant un déferlement de personnes dont les intérêts convergeaient avec ceux des conquérants. Le peuplement de l’Illinois, que sa position géographique rend en théorie difficilement accessible à partir de l’Europe, se voit facilité par de vastes travaux d’équipement liés à la volonté politique de peupler cette région; le port de New York se développe; il devient LE port d’arrivée; un réseau de canaux le relie au système des Grands Lacs, ce qui ouvre les communications avec tout le « Mid-West ». Le Ban de la Roche joue un rôle non négligeable dans le peuplement de l’Illinois au 19ème siècle. Parmi les arrivants, nous avons des WIDEMANN, comme nous l’avons vu; des HESSE: les trois fils de Charles WIDEMANN et de Victoire GENLOT épousent tous les trois des filles HESSE, dont deux sont sœurs; on rencontre aussi, dans l’Illinois, des BANZET, des MALAISE, des CAQUELIN, des NITSCHELM, des SCHEIDECKER... autant de noms très caractéristiques du Ban de la Roche. Ces familles sont très imbriquées entre elles en raison de la démographie très particulière du Ban de la Roche, qui avait tendance à être une sorte de clan ou de tribu plutôt qu’une juxtaposition de familles nucléaires. Cependant, il serait exagéré de se tracer mentalement le dessin d’une colonie bandelarochoise durablement implantée dans l’Illinois. Comme nous l’avons vu, la situation de l’époque était celle d’un déferlement d’immigrants (ayons au passage une pensée pour les pauvres Indiens...). Donc, nos Bandelarochois font partie de la grande vague. Si la première génération, celle des enfants de Charles WIDEMAN et de Victoire GENLOT, épouse des payses (les filles Hesse), cela ne dure pas. Tout de suite après, les WIDEMANN ont des conjoints de toutes origines et se fondent dans le melting pot tout en gardant souvent la fierté de leurs racines françaises. La petite histoire et la grande Pour raconter l’histoire dans toute sa dimension, il convient de s’interesser non seulement aux immigrants du Ban de la Roche, mais aussi à tous ceux qui ont mis en place les circuits et filières depuis le début du 18ème siècle, dont les petites sectes qui fleurissaient en Pennsylvanie, sectes qui nous réservent de nombreuses et de bonnes surprises: toutes n’étaient pas conservatrices, loin de là. Il conviendrait aussi d’avoir une pensée pour les Français d’Amérique, même s’ils sont un peu en dehors de notre histoire, nos ancêtres ayant suivi des circuits anglais. Le sujet est malheureusement difficile car peu documenté. Les Français d’Amérique, ces pelés, ces galeux qui ont été éliminés, l’histoire officielle ne les voit guère, sauf parfois pour dire qu’ils gênent. Souvent, on les balaie d’un revers de main: les Français, oh … c’étaient de sâles colonialistes (comme si les migrants anglais étaient autre chose) et d’ailleurs, ils n’étaient pas nombreux. Ils n’étaient pas nombreux? Voire. Ils ont pourtant laissé bien des mots dans le vocabulaire de l’ouest américain: la Prairie, la Frontière, le saloon, la belle du saloon, l’Illinois, Baton-Rouge, ... Même si nous savons peu de chose sur ces Français, ne les éliminons pas de la mémoire après qu’ils aient été éliminés tout court. Ne les assassinons pas une deuxième fois. Même si ce ne sont pas des cousins directs.
|