Les Livres Virtuels
Index Les enfants de la PRINCESS AUGUSTA




AVEC CONRAD BEISSEL, VERS 1715, AUX ENVIRONS DE HEIDELBERG ET DE MANNHEIM


       Allemagne, année 1715. Un jeune boulanger, Conrad BEISSEL, voyage d’une ville à l’autre, à la fois pour apprendre son métier et pour expérimenter toutes les sectes dissidentes à la recherche de la régénération spirituelle.

       Il est né à Eberbach, dans le Palatinat, en 1690 ou 1691, et fut très tôt orphelin. Ses activités d’apprentissage l’amenèrent, entre autres, à Strasbourg, à Mannheim (il dut en partir en urgence après, semble-t-il, une aventure avec la femme de son patron, qu’il appelait une Jézabel, et qui lui donna pour toujours le goût du célibat), puis à Heidelberg, où il fait des rencontres tout à fait mystérieuses.

       A force de chercher son chemin de secte en secte, le voici parmi les Rose-Croix! Je ne le croirais pas si l’information ne provenait du Chronicon Ephratense, c’est à dire des chroniques mêmes du Ephrata Cloister dont BEISSEL sera le fondateur. A vrai dire, avant de m’intéresser à l’étude de la Princess Augusta, je ne croyais même pas que la Rose Croix ait existé ailleurs que dans la légende.

       A Heidelberg, donc, BEISSEL est le disciple d’un érudit nommé HALLER, qui recherche les faveurs de Sophia, la sagesse divine. Le petit groupe de disciples se réunit secrètement au fond des bois.

       Malgré ces précautions, il faut fuir.

       De refuge en refuge, BEISSEL croise la route d’autres persécutés, les piétistes qui suivent Alexander MACK, et que l’on appelle aussi les frères de Schwarzenau, ou les Dunkards (« plongeurs ») parce qu’ils baptisent par immersion.

       Nous ne saurons jamais si BEISSEL est un Rosicrucien déguisé en chrétien piétiste, ou un bon chrétien ayant parfois tendance à user d’un vocabulaire mystique (la Sophia...). Et pourtant, ce n’est pas faute qu’il ait écrit... Le Ephrata Cloister possède la plus belle imprimerie de l’Amérique de son temps, et il s’en sert. Pour autant, le doute demeure, car les sémantiques les plus différentes coexistent dans l’abondante production écrite du Ephrata Cloister, ce qui est d’ailleurs tout à fait fascinant. Ajoutons un détail qui compte: être rosicrucien, ou occultiste, ou membre d’une secte se situant à l’extrême bord du christianisme, cela attirait la répression; la clandestinité était de rigueur; tout était fait pour que les autorités ignorent à qui elles avaient affaire exactement; et, si les autorités de l’époque étaient dans l’embarras, le chercheur d’aujourd’hui l’est plus encore; il n’a pas plus de moyens qu’eux pour trancher le problème.

       La relation de BEISSEL avec les disciples de MACK est curieuse: il les fréquente en Allemagne; il part en Amérique la même année; il les fréquente encore en Amérique, mais sans être membre; il en profite un peu: plus charismatique que MACK, il le fréquente en fait juste assez pour lui chiper des disciples; bref, quand on considère le côté humain, les individus concrets concernés, on a le plus grand mal à distinguer ces deux sectes (les Dunkards de MACK et les disciples de BEISSEL) l’une de l’autre.

       Pourtant, au plan des idées, MACK et BEISSEL sont aux antipodes l’un de l’autre. Le premier est, certes, assez dissident pour pratiquer le baptême par immersion, geste dont le côté scandaleux ne doit pas être sous-estimé. Rebaptiser par aspersion, c’est déjà grave à l’époque, mais rebaptiser par immersion, cela revient à dire, en plus: «Non seulement je rebaptise mais en plus je ne m’en cache pas, et si vous n’êtes pas content, c’est le même prix». Mais, à part cela, MACK ne jette pas les institutions ecclésiastiques aux orties; d’ailleurs, aujourd’hui, sa petite Eglise, qui continue d’exister, fait partie de ces sectes conservatrices bon teint qui font le charme de l’Amérique profonde; au contraire, BEISSEL est peut-être au moins aussi rosicrucien que chrétien; il joue l’ambiguïté avec brio; malgré l’abondante production éditoriale du Ephrata Cloister, ce point n’est pas tranché et les historiens qui connaissent le dossier continuent d’en débattre.

       Il est indiscutable que BEISSEL a quelque chose de rosicrucien, puisque le Chronicon Ephratense le reconnaît; mais il n’en est pas moins vrai qu’il lui arrive aussi de prendre la Bible au pied de la lettre comme un bon vieux barbu fondamentaliste... Enfin surtout quand ça permet de monter en épingle un désaccord avec les Dunkards et de gagner ainsi son indépendance en tant que chef d’une secte différente d’eux; il y a à ce propos une incroyable controverse: BEISSEL estime de la plus haute importance que le sabbat soit fêté le samedi et non le Dimanche, et fait scission d’avec les Dunkards sous ce prétexte. Ce qui n’empêche que ses prédications partent plus souvent de son expérience spirituelle perso que de la Bible. L’éventail des doctrines présentes au sein du Cloister a quelque chose de difficilement explicable

       Il y a, chez BEISSEL, un indiscutable côté «gourou» qui n’attire guère la sympathie; en même temps, c’est le contraire d’un prédateur; malgré la présence d’une cour d’admiratrices, il s’en tient strictement à son idéal de chasteté; au plan financier, il est d’une inépuisable charité avec les nouveaux immigrants et, durant les guerres, avec les victimes. L’architecture du Cloister comporte des fours à pains un peu partout. BEISSEL n’oublie pas qu’il fut boulanger, et même maître boulanger après que sa guilde eut reconnu qu’il avait inventé une nouvelle recette de pain, ce dont il n’était pas peu fier. Les fours du Cloister fonctionnent à plein régime pour ceux qui manquent de pain. C’est à peu près la seule structure «sociale» qui existe en Amérique. BEISSEL a le don d’aimer et le don de plaire. Ces Dunkards à qui il prend des disciple, il les aime. A la mort d’Alexander MACK, son chagrin est si sincère qu’il amène au Cloister plusieurs disciples de ce dernier, dont son fils Alexander MACK junior. Tous ne sont pas des idiots et des dupes.

       Fascinant et mystérieux BEISSEL... Il est impossible d’en faire le tour...

       Et figurez vous que ce diable d’homme a des connexions, indirectes bien sur, avec les censiers suisses de la cense du Bas Lachamp au Ban de la Roche.

       En tous cas, ce qui est sur, c’est que, lorsque Durs THOMMEN et Benedict YUCHLI affrètent la Princess Augusta pour partir en Amérique, c’est BEISSEL qu’ils vont rejoindre.


page suivante