Les Livres Virtuels
Index Les enfants de la PRINCESS AUGUSTA




LE MIROIR DES MARTYRS

Un monument d’édition

Année 1748, ou à peu près.

       Le Ephrata Cloister s’est doté, depuis quelques années, de l’imprimerie la plus performante des colonies. Ce n’est pas rien que d’y imprimer un texte. Le Cloister ne peut compter que sur lui même tant pour le papier que pour la machinerie ou pour quelque objet que ce soit. Tout est fabriqué en interne. Mais bon, on y arrive. On produit des livres.

       N’empêche que c’est une sacrée demande que vient faire le Mennonite qui se présente ce jour là au Cloister. Figurez vous qu’il veut faire traduire le Martyrenspiegel (41)du hollandais vers l’allemand. Il s’agit d’un ouvrage anabaptiste bien connu. On y trouve l’histoire de tous les martyrs connus des auteurs, depuis ceux de l’antiquité jusqu’à des anabaptistes hollandais ou suisses portant des noms familiers, des noms que chacun a dans sa généalogie s’il appartient à ce petit milieu.

       Il s’agit d’un monument d’édition: 1514 pages à traduire, relire, composer, imprimer, relier, avec le peu de moyens qui existaient à l’époque. Editer le Martyrenspiegel, c’est de la folie pure. Enfin, ce serait de la folie pure en période normale.

       Mais on n’est pas en période normale. La guerre gronde. La Ohio Company la veut, et il est clair qu’elle l’aura. En théorie, la Pennsylvanie a été fondée par des pacifistes. En réalité, ceux-ci sont minoritaires. La majorité des colons n’a aucun scrupule à s’installer en squatters sur des terres indiennes, et elle est à l’affût de toute zone «nettoyée» de ses premiers occupants pour y obtenir des terres gratuitement ou à bas prix.

       Le contexte est celui d’une conquête. La présence des pacifistes y est incongrue.

       Que faire si la guerre éclate? Faudra-t-il se battre? Participer à une guerre injuste? Au Ephrata Cloister, et chez certains des Mennonites, la réponse est clairement non. On ne se battra en aucun cas. Pas même sous prétexte de légitime défense, une notion bien incongrue dans l’Amérique des premiers jours, où les seuls qui seraient vraiment en droit de se dire en légitime défense sont ceux dont on prend la terre, c’est à dire les Indiens, ainsi que certains Français qui sont nés sur place et qui ont, autant que quiconque, le droit de vivre en paix là où ils sont nés.

       Non, non, non! Pour les Plain sects, on ne se battra en aucun cas et sous aucun prétexte. On ne frappera ni en premier, ni en second. Pas de demi-mesures, elles ne valent rien. Ceux qui s’y essaient n’y gagnent que le déshonneur, comme ces Moraves qui refusent de se battre mais, qui, connaissant bien les Indiens pour y avoir de nombreux amis, font plus souvent qu’à leur tour office d’espions. Avec les meilleures intentions du monde, notez le bien. Il s’agit en général de prévenir une famille blanche qu’il se prépare une attaque contre sa ferme.

       Au Ephrata Cloister, et chez les meilleurs des Mennonites, on ne mange pas de ce pain là. On n’est ni soldat, ni auxiliaire, ni espion. Du coup, on est mal vu de tous.

       Alors, devant la demande incongrue du Mennonite, l’imprimeur du Cloître reste étrangement sérieux. Ce n’est peut-être pas folie que d’imprimer le Martyrenspiegel. C’est peut-être même la chose la plus raisonnable à faire.

       «Je crois que nous devons nous préparer au Martyre», dit l’anabaptiste.

       L’imprimeur acquiesce.

       Se préparer au martyre, c’est probablement la seule chose qui reste à faire.

       C’est probablement la seule façon de sauver au moins l’honneur.

       On ne peut sans doute pas éviter de mourir, mais peut-être pourra-t-on, en s’y préparant, éviter de mourir comme certains squatters, en bêlant: «Je suis un civil innocent

       Le Märtyrerspiegel est modulable jusqu’à un certain point: en fonction de ses moyens financiers, on peut l’acheter relié ou non relié; et, en fonction de ses opinions, on peut l’acheter avec une illustration représentant une scène de baptême par immersion, ou sans elle


page suivante