LA LETTRE DE JEAN GINGRICH A NICOLAS AUGSBURGER
(Jean GINGRICH est le beau-frère du Nicolas AUGSBURGER objet de l’encadré suivant; la lettre ci-après a été adressée à Nicolas AUGSBURGER, Ancien des Anabaptistes de Salm. Conservée par la famille. Communiquée à Claude JEROME par Mme Pauline OESCH-GINGRICH. Traduite par Claude JEROME. Parue dans l’Essor n° 94 avec une riche mise en perspective historique. Les liens entre les familles GINGRICH et AUGSBURGER sont très anciens, puisque l’une et l’autre familles viennent à l’origine du même village suisse de Konolfingen dans le Canton de Berne L’une et l’autre famille étaient bien connues de la famille WIEDEMANN; en particulier, mon cousin Frédéric-Adrien WIEDEMANN, aubergiste aux Deux Clés, a coutume d’emmener les touristes, dont l’écrivain MICHIELS, visiter les anabaptistes de Salm) Des Wilkanto (= Will County?), le 5 décembre 1840, Que la grâce salvatrice de Dieu le Père et l’illumination de notre Sauveur Jésus-Christ, ainsi que la grâce du Saint Esprit vous soient assurées, du fond du cœur, vous mes chers amis que j’aime tant et qui verrez ma lettre. En plus d’une ardente prière au Bon Dieu du ciel, je vous demande d’intercéder assidûment auprès de Lui, nous sommes disposés à en faire de même pour vous, pour autant que nous puissions obtenir la grâce de Notre Seigneur dans notre grande faiblesse. Quelques nouvelles pour vous dire où nous habitons, ce que nous aisons, et comment s’est déroulé notre voyage. En premier lieu, nous sommes partis de Havre (= Le Havre; 76600; France) le 8 mai, et, avant d’appareiller, un pasteur monta à bord du bateau et fit une belle exhortation à tout le monde, qu’il ne fallait pas avoir peur et mettre sa confiance en Dieu, puis nous partîmes à deux heures. Après cela, comme nous partions, un commis du propriétaire du bateau et un gendarme montèrent à bord; ils nous accompagnèrent quelques heures sur l’océan, le commis pour voir si personne ne voyageait sans avoir payé, le gendarme pour exercer sa malice, je crois qu’ils s’entendaient comme larrons en foire. Le commis dit tout de suite que celui qui n’avait pas de passeport valable devait se ranger auprès du gendarme. Entendant cela, plusieurs jeunes gens se sont rassemblés et ont convenu que le premier qui donnerait quelque chose au gendarme serait rossé, et que ce dernier serait jeté par dessus bord. Le gendarme s’en étant rendu compte, il se déclara satisfait; les deux nous quittèrent pour s’en retourner à terre. Il est inutile de se procurer un tas de papiers tels que certificat de naissance, grand passeport ou attestation du Maire, car on ne demande rien de tout cela en Amérique. Quand des jeunes gens veulent se marier et tombent d’accord le matin, ils peuvent se faire unir l’après-midi même. Nous naviguâmes quatre jours et avions du beau temps; par après, il y eut une petite tempête; les gens vomirent; la tempête dura quatre jours; notre bateau avançait, l’un des côtés étant plus élevé de trois pieds que l’autre, et, alternativement, l’avant, puis l’arrière, se soulevaient de neuf à dix pieds. Nous dûmes attacher tout ce qui était fragile, et, quand nous mangions, nous étions obligés de tenir nos bols. Au début, nous avions peur, mais, quand nous avons vu que cela n’en valait pas la peine, nous n’eûmes plus peur, car ce n’était pas si dangereux. Au cours de cette tempête, le 16, ma femme donna naissance à une petite fille; elle s’appelle Barbara; son lieu de naissance est L’Océan. C’est une belle et forte enfant. Tout s’est bien passé, la mère et l’enfant sont restées bien portantes durant toute la traversée. Après cette tempête, nous n’eûmes que du beau temps, et bon vent, de sorte que nous atteignions parfois dix lieues à l’heure. Le bateau fendait l’eau, et, sur une largeur de vingt pieds, il n’y avait que de l’écume. Pour rejoindre la Nouvelle Orléans, nous avons passé quarante huit jours sur l’eau. Nous n’avons pas vu beaucoup de bancs de poissons; au début, se montrèrent deux fois par jour des poissons à tête de cochon, ils ont des oreilles comme des porcs (= des marsouins?). Ensuite, nous vîmes des poissons volants de sept à huit pouces de long qui volaient souvent dix à trente pas au dessus de l’eau (des exocets?). Nous n’avions pas faim, mais souvent grand soif on ne peut pas utiliser l’eau de mer, ni pour boire, ni pour faire la cuisine, car elle est amère. L’eau que l’on utilise est emportée du Havre; le maître du bateau est obligé de la fournir et, sur le bateau, elle est distribuée journellement par tête. Environ huit jours avant de toucher terre, nous dûmes passer entre les îles; elles s’allongent dans la mer; alors, les matelots ont mesuré la profondeur de l’eau; l’un d’entre eux veillait nuit et jour en dehors sur le bateau. C’est ainsi que nous avons progressé jusqu’à ce que la profondeur de l’eau n’atteignit plus que 14 pieds. Comme le bateau s’enfonçait de 13 pieds dans l’eau, il restait encore un pied d’eau sous la quille. C’était à une heure du matin. J’étais juste debout près du marin quand il me dit que maintenant, il fallait s’arrêter. Nous avons jeté l’ancre jusqu’à six heures du matin, où nous l’avons à nouveau levée. Mais les bateaux à voiles ne peuvent s’approcher qu’à trente heures d’Orléans (= la Nouvelle Orléans). Nous y arrivâmes le vendredi soir, et, le lendemain, nous fîmes notre déclaration auprès des autorités, pour déclarer quelle sorte de marchandises nous emportions avec nous. Sur ce, vint un homme pour contrôler l’exactitude de nos dires. Chacun a le droit d’apporter ce dont il a personnellement besoin, usagé ou neuf; mais, si l’on a quelque chose pour la vente, on est obligé de payer une taxe. C’est ainsi que j’ai été attardé à cause de mes montres; les autres partirent encore à quatre heures de l’après midi pour une petite ville appelée Badarusch (= Baton Rouge?), qui est située à environ quarante heures d’Orléans. Dimanche, vers une heure, l’arbre de roue cassa, et la roue qui tourne dans le bateau éclata en morceaux. L’un des morceaux fit un trou dans le bas du bateau, il commença à sombrer, mais par chance il était… (illisible); il eut encore la force d’atteindre le rivage; on l’attacha rapidement avec des chaînes, des ancres et des cordages, sinon il serait immédiatement retombé en arrière. Tous les passagers furent sauvés dans de bonnes conditions, mais les bagages qui se trouvaient dans la cave y restèrent. Je retrouvai les miens au bout de deux jours. Ils n’avaient plus rien d’autre que ce qu’ils portaient sur eux. Dans tout ce malheur, nous avons quand même eu de la chance, car nous naviguions sur un fleuve d’un quart d’heure de large et 150 pieds de profond. Cela se serait-il passé quelques jours plus tard, ou bien n’y aurait-il pas justement eu un village à proximité, nous aurions du abandonner le bateau, car il n’y aurait plus eu de vivres à disposition. Mais ici, à cet endroit, il y avait de nombreux messieurs français et gentlemen anglais qui arrivèrent à cheval ou en voiture et qui consolèrent les gens. Ils dirent que tout n’était pas perdu, car le niveau de l’eau allait s’abaisser jusqu’à 25 pieds. Ils emmenèrent les voyageurs chez eux à la maison pour les héberger; l’un en prit cinq, un autre dix à quinze. De plus, ils ont collecté 32 francs entre eux, et, tous les deux jours, ils nous ont envoyé du pain et de la viande, tant que nous n’avions pas récupéré nos affaires. Nous sommes entrés en possession de notre grosse caisse contenant l’argent, les meilleurs habits et le linge; l’autre est restée huit semaines dans l’eau. Mais, comme notre arrêt s’est prolongé de quatorze jours ici, beaucoup tombèrent malades et quelques uns décédèrent. Le cousin Nicki Gerber et sa femme moururent aussi à cet endroit, à cinq jours d’intervalle (note de C. Jérôme: Nicolas Gerber âgé de 68 ans et son épouse Madeleine Baecher de 61; ils exploitaient la ferme de Gensbourg près d’Oberhaslach avant de s’expatrier). Mes deux fils et la fille aînée ont aussi été malades, et, quand ils furent à nouveau bien portants, j’ai laissé ma femme et les enfants continuer leur chemin pour la région où nous sommes établis à présent, et je suis resté jusqu’à ce que j’aie récupéré toutes mes affaires. A présent, j’ai acheté du terrain: 250 arpents. 150 sont des champs cultivés, du bon terrain plat, où l’on ne trouve pas la moindre pierre, ni grosse ni petite, et où l’on peut planter ce qu’on veut; il ne faut pas plus de fumier dans le jardin, et je crois que, sa vie durant, un homme jeune n’aura pas besoin de l’améliorer. Je l’ai acquis pour la somme de 1440 thaler (= dollars), ce qui fait 7500 francs d’argent français; par après, j’ai à nouveau acheté 120 arpents. Je possède actuellement 380 arpents de champs et de forêt. Cela nous plait énormément, en Amérique, à moi et mes enfants. Cher beau frère Nicki, je te dis la pure vérité en t’affirmant que, si tu me faisais cadeau de la ferme que tu m’as achetée, et me donnais en plus l’argent du voyage, je ne retournerais même plus en Europe à Salm, ça tu peux me croire, quand ici il y a des pâturages, un logement, et un si joli pays où tout pousse sans fumier. J’ai de bons chevaux, et, quand j’ai besoin de bois, mes garçons prennent la voiture et en cherchent tant qu’ils veulent, sans que j’aie à craindre les uniformes verts. J’habite très bien ici avec mes enfants, comblé et souhaitant la venue du printemps pour pouvoir commencer à faire fructifier mes champs. Ce printemps, je commencerai à labourer avec deux charrues, et plus tard avec trois; j’ai deux chevaux âgés et un jeune, ils coûtent 670 francs; ils sont beaux mais chers. Les bovins ne sont pas chers. J’ai deux paires de bœufs, ils valent 430 francs, trois vaches, cinq veaux, quatre truies, trois avec des petits et une qui en aura bientôt, elles valent sept francs; 25 poules à 10 pièce, 4 dindes. Cet hiver, je ne peux pas élever quantité de bétail, car j’ai peu de foin avec la ferme, et, pour en faucher, je suis arrivé trop tard. L’élevage des bovins ne revient pas aussi cher que chez vous. Les porcs doivent subvenir eux-mêmes à leurs besoins dans les bois, et ils le font très bien. Ils y trouvent beaucoup de glands et de noix, et, à aucun moment de l’année, il n’est nécessaire de chauffer l’avoine pour les engraisser; ils ne reçoivent que du maïs et prennent rapidement du poids. Ils reviennent de la forêt déjà à moitié gras; beaucoup de gens ne les voient pas pendant plus de six mois; ils deviennent à moitié sauvages et ne reviendraient plus d’eux-mêmes à la maison. Quand on veut les engraisser, on prend un cheval et on les cherche; et, quand on sait où ils se trouvent, on prend quelques chiens et on les attrape à l’aide de ceux-ci. On les lie, et on les couche dans une voiture. Chaque paysan possède quelques chiens pour le bétail. On en engraisse beaucoup. Mon voisin en a vendu en une fois 20, tous issus de la même porcherie, et en a encore abattu 13 pour son propre usage; chez nous, on compte un porc par personne; on mange habituellement de la viande trois fois par jour, car elle n’est pas chère. J’ai acheté 200 livres de viande de porc à trois cents la livre, un cerf de 98 livres à deux cents la livre; à présent, je veux encore en acheter 300 livres. Nous mangeons de la viande chaque jour. Jamais je n’ai eu meilleure chère, il ne faut surtout pas vous faire de souci pour nous, tout va très bien. Le travail ne nous manque pas, mais une telle nourriture nous permet aussi de travailler. Le pain est comme le meilleur pain de boulanger ; c’est du pain blanc, et la farine est moulue grossièrement; le « buschel » de froment vaut un demi thaler; celui de maïs 20 cents; celui de pommes de terre 18 cents; je ne connais pas encore le prix de l’orge et de l’avoine. La viande de bœuf coûte trois cents, la livre de porc trois cents, celle de cerf deux cents. La nourriture ne manque pas ici, elle est disponible en toutes quantités. Il y a aussi du vin, mais il est cher; l’alcool est à sept cents. Le vin n’est bu que le dimanche, mais le café et le thé sans restrictions matin, midi et soir. Le sucre est en ce moment à 12 cents, le café à 18. Le sucre est plus cher à présent, parce que les bateaux à vapeur ne peuvent remonter les petites rivières; en été, on se le procure à 6 ou 7 cents. L’argent est également rare, c’est le seul inconvénient. Mais le paysan n’a pas besoin de dépenser tellement, il n’y a pratiquement pas d’impôts. Les domestiques, bonnes et journaliers ne coûtent pas beaucoup; d’abord, presque personne n’en a besoin, chacun plante ce qu’il arrive à cultiver à lui tout seul; un même homme arrive d’ailleurs à faire autant que deux chez vous. On ne plante pas beaucoup de pommes de terre; elles réussissent bien mais les gens n’en consomment pas tellement. En ce moment, c’est une bonne période, bien que nous n’ayons que peu d’argent, parce que les aliments sont bon marché, et que la terre n’est pas chère non plus. J’ai un voisin, qui était aussi un Alsacien, qui offrait 200 thaler de plus que moi pour ma ferme il y a un an, mais le propriétaire en voulait 600 de plus. Les gens croient que, bientôt, les conditions seront meilleures, et que de ce fait les prix vont grimper. J’aimerais bien avoir l’argent pour la Genzburg, je voudrais encore acheter quelques belles et bonnes fermes avec cette somme, car il y en a suffisamment en vente. Cher beau-frère Nicki, si tu arrives à vendre Genzburg, fais le et envoie moi l’argent; cela serait une belle chose pour moi que tu arrives à t’en débarrasser; j’en tirerais trois fois plus ici; je n’ai plus l’espoir de revenir un jour, car mes enfants disent que, si nous partions d’ici, ils ne viendraient pas avec nous. On trouve encore assez de terre non défrichée à 6 thaler l’arpent; c’est une terre fertile et grasse, sans un caillou, sans un buisson et sans un arbre, mais il faut aussi posséder de la forêt pour clôturer, car, si on n’entoure pas sa propriété, chacun peut y laisser pâturer ses bœufs comme il l’entend, et l’on n’a pas le droit de toucher à son bétail. La forêt est, elle aussi, plus appréciée qu’auparavant, car presque tout est recensé, et chacun est obligé de chercher son bois sur son propre territoire. Il y a maintenant neuf ans que les premiers de nos concitoyens habitent dans cette région, et, la fois-là, il y avait encore beaucoup d’Indiens et pas de moulin. A présent, il y a une petite ville (= Metamora, Illinois) où sont établis des commerçants et où l’on peut se procurer tout ce que l’on souhaite ou tout ce dont on a besoin. Il y a neuf ans, pas une seule maison ne s’élevait là… (… manque la suite de la lettre) |