Les Livres Virtuels
Index Les enfants de la PRINCESS AUGUSTA




ENCORE DES LEGENDES


LES CLOCHES DANS L’IMAGINAIRE DU BAN DE LA ROCHE (67) ET DES VILLAGES VOISINS

       Les cloches, et les signaux sonores en général, furent un thème des plus importants dans l’imaginaire de nos ancêtres, donnant lieu à des légendes aussi bien positives que négatives.

       Nous trouvons le thème dès 1520 à Sélestat comme symbole de peste; et nous le trouvons encore, plusieurs siècles plus tard, de l’autre côté de l’Atlantique.

       La force de ce symbole est extrême: en négatif, il n’annonce rien de plus anodin que la mort; en positif, il n’est rien de moins que la voix même de Dieu. Même lorsqu’il décide d’être apparemment neutre, le symbole est puissant: autrefois, quand on n’avait pas de montre, les cloches donnaient l’heure, ce qui est moins anodin qu’on pourrait croire; ci après, nous allons étudier le symbole des cloches sous trois angles:
  1. en «apparemment neutre»
  2. en négatif
  3. en positif
       1 En «apparemment neutre»

       Parmi les fonctions des cloches, celles que l’on pourrait croire la plus neutre consiste à sonner les heures.

       Autrefois, quand il n’y avait pas d’horloges et de montres, les cloches de l’église sonnaient les grands moments de la journée. Cela peut paraître banal, mais en même temps, c’est une autorité à laquelle on n’échappait pas. Quel que soit le degré de liberté de conscience que l’on pouvait s’accorder par rapport à son pasteur ou à son curé dans le domaine de la «grande théologie», on obéissait à la cloche de l’église pour le lever, le départ au travail, le retour des champs.

       D’une façon générale, contrairement à ce que beaucoup croient, dire l’heure est un pouvoir; il ne s’agit pas de la simple constatation d’un fait objectif. L’heure se décide (dans certaines limites évidemment); cette remarque vaut aussi bien pour autrefois que pour aujourd’hui, mais pas selon les mêmes modalités.

       Autrefois, lorsqu’il décidait de sonner les cloches, le curé ou le pasteur ne jouait pas un simple rôle mécanique comparable à celui d’une horloge qui sonne. Il n’existait évidemment pas d’observatoire astronomique pour donner l’heure à la seconde près. Le curé la constatait au cadran solaire, quand il y en avait un; et, avant qu’il y en ait, il faisait des appréciations par rapport à la course du soleil et choisissait l’instant de la sonnerie des cloches à l’intérieur d’une plage de temps assez large. Et le choix qu’il faisait commandait les gestes de toute une population.

       L’Eglise savait faire sentir à quel point elle rendait un service indispensable en sonnant les cloches: pour ce faire, elle arrêtait ce service du jeudi saint au Dimanche de Pâques. Cette période est celle où le Christ est déjà menacé de mort et pas encore ressuscité; il n’était donc pas question que de se livrer à des plaisirs tels que la musique; or, les cloches étaient considérées comme de la musique. On se rendait compte alors à quel point il était ennuyeux que les cloches aillent chaque année prendre leurs ordres à Rome. Comment faire pour connaître l’heure en leur absence? On les remplaçait donc par des crécelles, (en patois: terettes, ou trolottes, selon les villages); les enfants de chœur, appelés pour l’occasion terettous, se promenaient dans le village en faisant grincer leurs crécelles pour annoncer les grands moments de la journée (lever, midi…).

       Enfin, les événements que les cloches pouvaient annoncer ne se bornaient pas à l’heure, et pouvaient être tout à fait dramatiques: le tocsin signalait un problème collectif grave (incendie ou arrivée de l’ennemi); le glas annonçait un décès.

       Aujourd’hui, le pouvoir de dire l’heure n’est pas devenu moins arbitraire qu’autrefois, bien au contraire.

       Il est d’ailleurs surprenant de constater à quel point le monde moderne se targue de donner «l’heure exacte» («Au quatrième top, il sera exactement: x heures, y minutes, z secondes») au moment même où ladite heure n’a jamais été plus fausse, bien plus fausse qu’à l’époque où on lisait de façon approximative la course du soleil.

       C’est le chemin de fer qui a obligé de changement de système: il fallait indiquer l’heure de départ et l’heure d’arrivée du même train selon un système cohérent, ce qui n’était pas possible si l’heure de départ correspondait à l’heure solaire de Brest, et celle d’arrivée à l’heure solaire de Strasbourg.

       Pour assurer la cohérence, il était nécessaire de s’affranchir de la nature (à savoir de l’heure solaire) pour entrer dans un système purement conventionnel (toute la France est censée avoir l’heure du méridien de Paris) et même politique (les prétendus fuseaux horaires ayant une nette tendance à recouvrir les frontières des Etats).

       Le langage populaire ne s’y trompe pas: il ne croit pas au caractère prétendument objectif et scientifique de l’heure. Durant la seconde guerre mondiale, sous l’occupation, il se plaignait d’être «à l’heure allemande»; les ouvriers se plaignent souvent que les «montres de patrons» aient tendance à avancer le matin et à retarder le soir, ce qui est le contraire d’un comportement mécanique dépourvu d’intentions; autre exemple: quand nous voulons faire taire quelqu’un qui donne trop facilement son avis, nous lui disons: «On ne t’a pas demandé l’heure». Pour résumer tout ceci: dire l’heure, c’est exercer le pouvoir. Ceux qui subissent l’autorité des autres sont ceux qui s’en aperçoivent le mieux.

       2 En négatif

       Deux cloches sonnant ensemble, c’est présage de mort.

       Ce thème est récurrent dans l’inconscient collectif de notre région; nous allons ci-après constater sa permanence au travers des siècles, en même temps que sa déclinaison sous des formes variées: entre le 16ème et le 19ème siècle, les deux cloches sonnant ensemble au même instant vont être symbole successivement de peste, de conflit religieux, de mésentente, d’invasion prussienne, de rigidité maniaque, d’affranchissement moderne par rapport aux lois de la nature, d’arbitraire.

       2-1: 1520: symbole de peste:

       Voici, d’après une lettre conservée à la Bibliothèque humaniste de Sélestat, en quels termes l’épidémie de peste fut annoncée à Béatus Rhénanus:

«Au sujet de la peste, bien que tu ne désires pas en entendre parler, je t'informe seulement que, depuis la dernière lettre que tu m'as envoyée, la peste a sévi extraordinairement chez nous. Je crois que c'est l'automne qui en est cause, mais il est à craindre que ce ne soit pire. Le jour de la dernière lune on a carillonné dans trois paroisses, au même moment et vers la même heure, ce qui n'a pas été sans frapper de terreur certaines personnes assez craintives... Chaque jour des deuils sont offerts aux dieux mânes. Déjà, au moment où j'écris ces mots, on carillonne de nouveau pour deux enterrements, mais combien penses-tu qu'il meure de ceux pour qui on ne carillonne pas, car on ne carillonne que pour les riches».

       Il convient de rappeler qu’à l’époque, au début d’une épidémie de peste, les autorités essayaient le plus longtemps possible de cacher la situation à la population.

       L’extrait reproduit plus haut explique parfaitement comment la simultanéité de sonneries de cloches était le premier signe annonçant au petit peuple que la peste prenait des dimensions qui n’étaient plus celles de quelques cas sporadiques.

       2-2: Sur le long terme: symbole de guerre et de mésentente

       Un point à noter: dans notre région, pour des raisons historiques (difficulté pour un seul village de produire une dîme suffisante pour payer un curé), les paroisses étaient très étendues et couvraient plusieurs villages. Si bien que la situation normale fut longtemps de n’entendre que les cloches de sa paroisse.

       Le fait de pouvoir entendre les cloches d’une autre église que la sienne est lié à l’idée d’un quadrillage plus serré du territoire par les bâtiments ecclésiaux, et conduit à se demander ce qui faisait qu’une église nouvelle venait prendre place dans la topographie de la région; les raisons pouvaient être variées, et, en général, elles étaient négatives, au moins partiellement, ou en tous cas, elles comportaient un niveau élevé de causes et d’effets non désirés.

       Tout d’abord, bien sur, les dissensions religieuses multiplient par construction les églises puisqu’il y en de catholiques et de protestantes. Ce que la mésentente entre catholiques et protestants et les guerres de religion peuvent avoir de négatif, il n’est nul besoin de l’expliquer longuement.

       Venons en maintenant à une situation apparemment positive: le catholique constate l’augmentation du nombre des églises catholiques, ou le protestant constate l’augmentation d’églises protestantes.

       Le contexte historique de cette augmentation n’est alors pas toujours si positif qu’on pourrait croire, comme le montrent les exemples ci-dessous:

       2-2-1: Rattachement à la France et multiplication des églises catholiques:

       Les autorités catholiques les plus anciennes, c’est à dire, dans notre région, les grandes abbayes, ont toujours été réticentes à multiplier le nombre des églises de village pour n’avoir pas à partager la dîme.

       Ce fait fut constaté par Louis XIV lors du rattachement à la France. On sait en général que ce roi eut une forte politique de re-catholicisation de l’Alsace, et qu’il s’en prit aux protestants. Ce que l’on sait moins, c’est qu’il s’en prit aussi beaucoup aux autorités catholiques locales. Il avait constaté la faiblesse du quadrillage paroissial et la minceur du vernis chrétien d’une large part de la population, et il ne cessa de harceler les pouvoirs catholiques locaux en vue d’une augmentation du nombre des paroisses que ces derniers ne désiraient pas forcément, loin de là (problème du partage de la dîme). Quant aux populations qui voyaient se construire une église de leur confession dans leur village, elles l’appréciaient souvent, bien sur (encore que… Il devait bien y avoir déjà une partie de la population qui n’aimait pas trop les sermons), mais il n’est pas certain qu’elles aient apprécié au même degré les causes de cette nouvelle construction (à savoir: les guerres qui avaient conduit au rattachement à la France), et ses conséquences (augmentation des dîmes et des frais en général).

       2-2-2: Annexion de 1870 et multiplication à la fois des églises catholiques et protestantes

       Les autorités allemandes avaient une conception très extensive de ce qu’elles appelaient la liberté religieuse. Elles introduisirent une législation aux termes de laquelle les municipalités pouvaient être contraintes d’agrandir ou de créer des églises (catholiques ou protestantes), avec les conséquences fiscales qui en découlent; conséquences qui retombaient sur l’ensemble de la population et pas seulement sur ceux qui auraient été volontaires pour financer des programmes immobiliers en faveur des églises.

       2-3 : Refus d’écouter l’autre

       Si l’on va plus en profondeur dans la psychologie, le thème des deux cloches dont le son se télescope correspond bien entendu au refus d’écouter l’autre. Deux personnes ou deux autorités se disputent la parole, chacune exige d’être entendue et aucune ne veut écouter. On se saurait mieux décrire l’intolérance et le manque d’égards et de respect pour autrui.

       Le conflit de pouvoir peut se aussi dérouler dans le couple, et là, le thème des deux cloches se voit substituer une variante en mode mineur, qui a été observée par Marc Brignon: ce thème peut être rapproché de celui qui veut que, si la poule se met à chanter (usurpant par là les prérogatives du coq), c'est présage de mort au Vermont. A Vieux Moulin, on tue l'arrogante femelle.

       Cette humble variante villageoise du mythe ne doit pas être considérée comme anodine: nous sommes dans la région des procès de sorcellerie, et plus d’une femme qui parlait trop haut a fini sur le bûcher.

       Il est à noter que le thème se retrouve chez les «Pennadutch» de l’autre côté de l’Atlantique.
       On y trouve ce dicton (80):
       «A roosters’s crow at midnight
       Means death is nearby
.»

       (Un coq chantant à minuit, c’est signe que la mort est proche)

       2-4: 19 ème siècle: naissance du monde moderne, rigidité prussienne et patronale

       2-4-1: On dit que, lorsque l’église de Bellefosse et celle de Belmont sonnent ensemble, il y aura un mort dans l’un ou l’autre de ces villages.

       Sous cette forme précise, cette légende est forcément moderne, puisque l’église de Bellefosse n’a été construite qu’en 1875. Avant cela, les villages protestants de Belmont, Bellefosse, Fouday, Waldersbach et Solbach dépendaient de la même paroisse, dont le haut lieu était incontestablement Belmont, ancien lieu de pèlerinage, capitale mystique depuis bien avant la Réforme et peut être depuis l’époque païenne.

       La légende nous le dit: l’inconscient populaire apprécie peu que Bellefosse se mêle de sonner les cloches au même moment que Belmont. Plusieurs thèmes sont sous-jacents:
2-4-1-1: thème de la multiplication des églises, traité plus haut
2-4-1-2: thème de la domination prussienne; sous deux angles: d’une part la conception allemande un peu particulière de la liberté religieuse (l’église est construite en 1875); et d’autre part l’introduction d’horaires rigides (l’heure donnée à la seconde près, si bien que les deux églises sonnent exactement au même instant) et artificiels (caractère en réalité très politique des horaires fixés par l’Etat; ce caractère artificiel étant d’autant mieux perçu que l’Etat, depuis l’annexion, est l’Allemagne, maître illégitime ne devant son pouvoir qu’à la guerre)
2-4-1-3: manque de respect pour l’histoire et les traditions anciennes du Ban de la Roche; il est inconvenant qu’une cloche d’un autre village coupe la parole à celle de Belmont, capitale mystique du Ban de la Roche; et il est tout aussi inconvenant d’obliger Bellefosse à se faire remarquer: ce dernier village a été une sorte de (bien modeste) capitale militaire du Ban de la Roche, puisqu’il est situé au pied du château éponyme (aujourd’hui en ruines); alors il convient de respecter la façon dont il a l’habitude de s’y prendre pour se protéger (à savoir: en se cachant); il s’est en fort bien trouvé puisque, durant les massacres de la guerre de Trente Ans, il a échappé aux regards des soldats; les habitants de Bellefosse ont ainsi pu survivre dans des proportions importantes et repeupler le reste de la seigneurie
       2-4-2: Le thème des deux sonneries concurrentes qui sont présage de mort existe aussi en terre catholique. On y dit que: si l’heure sonne au moment de l’élévation, il y aura un mort dans le courant de la semaine.
Cette variante catholique est elle aussi très riche:
2-4-2-1: tout d’abord, il y a le thème de la rivalité: pour que l’heure sonne au moment de l’élévation, il faut nécessairement que cette heure soit sonnée par quelqu’un d’autre que par le prêtre qui est en train d’officier; il y a donc deux autorités qui se disputent au pouvoir; puisque nous sommes au 19ème siècle, assez marqué par l’anticléricalisme, il est probable que le pouvoir rival est celui des autorités laïques
2-4-2-2: mais il y a aussi une autre idée: l’élévation, c’est le moment où le prêtre montre l’hostie aux fidèles avant de la partager; c’est donc le premier instant de la «Communion», c’est à dire de la Sainte Cène; au moment de l’élévation, nous sommes donc, en quelque sorte, symboliquement, le jeudi saint; le Christ est à la veille de sa passion; là, je renvoie à ce que j’ai dit plus haut de l’interdit de sonner les cloches entre le jeudi saint et le dimanche de Pâques, interdit qui a marqué de façon profonde le folklore du Ban de la Roche (chez les catholiques: usage des «terettes»; puis, Pâques passée, passage des petits «terettous» dans toutes les familles du village pour demander une piécette ou un œuf qu’on leur donnait volontiers; même les plus pauvres se sentaient assez riches pour avoir les moyens de donner (un œuf); bonne entente provisoire entre catholiques et protestants: mes ancêtres luthériens n’auraient jamais renvoyé sans leur piécette les petits terettous, bien que ces derniers fussent catholiques (d’une façon générale, il y avait accord entre les deux religions sur l’idée qu’on ne fait pas la fête pendant les trois jours que Jésus passe dans le royaume des morts; le remplacement des cloches par les terettes était donc approuvé par tous)
       2-4-3: d’une façon générale, au 19ème siècle, le thème des cloches sonnant au mauvais moment (ou de la mauvaise façon ou pour ne rien annoncer de bon) se revivifie. Marc Brignon nous cite plusieurs exemples où la sonnerie des cloches d’un autre village annonce de la pluie. Il cite également des exemples où la sonnerie de l’usine prend la place de celle des cloches. N’oublions pas que la vallée, à l’époque, est très ouvrière.

       Le 19ème siècle, c’est l’époque où le temps artificiel, celui fixé par le pouvoir, prend la place du temps naturel, celui du soleil. L’Heure Exacte devient une sorte de divinité tyrannique. On doit s’habituer à ce que les trains partent à la minute près et à ce que, si l’on arrive quelques secondes trop tard, ils ne nous attendent pas, même si le machiniste nous a vus. C’est le progrès dans le plus mauvais sens du terme, la déshumanisation, la rigidification, le règne de la Norme.

       Les ouvriers en souffrent plus que les autres. Ce sont eux qui doivent être exacts à l’embauche à la minute près sous prétexte de respecter une sacro-sainte Heure Exacte laquelle, au moment de la débauche, possède une certaine propension à ne plus être si exacte que ça et à prendre du retard, ce qui est un comble pour une divinité horaire; cela s’explique par les caractéristiques particulières des Montres de Patrons.

       3 En positif

       En positif, la cloche est la voix même de Dieu. Cette façon de dire les choses est la plus simple et la meilleure.

       Nos ancêtres étaient parfaitement conscients que la religion telle qu’on la pratiquait à leur époque comportait de nombreuses scories: dans le peuple, propension à la superstition et à l’utilitarisme (processions pour de bonnes récoltes…); dans la hiérarchie religieuse, intolérance, goût du pouvoir, violence.

       La voix des cloches, c’était ce qui restait de la religion quand on en avait retiré tout ce déchet.

       Les cloches étant la voix même de Dieu, elles ne sauraient parler quand Dieu est absent: dans la région, pendant les trois jours que le Christ passe au séjour des morts, les cloches se taisent.

       L’inconscient populaire faisait parfaitement la différence entre les divers niveaux de religion et leurs inégales valeurs.

       3-1: La cloche de l’ermitage du Lac de la Maix

       En témoigne la légende de la cloche du Lac de la Maix telle qu’elle nous est racontée par Marie Klein Adam (et reprise sur le site de Pierre Juillot):

       Au Moyen Age, lors du siège de Pierre Percée, dans le pays de Salm, le méchant Renaud (l’agresseur) est fait prisonnier et enfermé dans la tour du château. La Comtesse Gisèle, (sa femme), vient se jeter pieds d'Herman (l’agressé):

       «- Beau Neveu, rendez moi Renaud mon époux. Par Jésus et sa Sainte Mère, ayez pitié de moi qui ne vous ai rien fait.»

       Ses prières reçoivent le renfort de celles de Berthe de Blâmont, fiancée d'Herman, lequel finit par accepter de libérer Renaud, mais sous une condition qui consiste en ceci: on enfermera Renaud dans le souterrain le plus profond du château, et l'on postera un gardien à côté de lui. Puis l'on fera sonner les cloches. S'il les entend, il sera libre.

       Or aucune cloche ne parvient à se faire entendre dans le souterrain où Renaud est enfermé. C'est en vain que sa fiancée Berthe fait fondre tout le bronze du pays pour confectionner une cloche gigantesque. C'est également en vain qu'elle ordonne que toutes les églises du pays sonnent ensemble.

       Mais Renaud sera finalement libéré, car Berthe découvre la seule cloche qui peut se faire entendre aussi profond dans les ténèbres du mal: c'est la petite cloche du Lac de la Maix.

       L'ermite Isembart, ami de la Comtesse Agnès, tuée selon la légende, au cours du siège, ne consent pas facilement à dire la messe avec la petite cloche, mais finalement il accepte. Et alors:
"La messe commença. La comtesse Gisèle sonna elle-même à l'élévation, et pendant que chacun priait avec ferveur, le geôlier descendit vers Renaud. Ô surprise, le son argentin descendait avec lui si bien que Renaud l'entendit et s'écria:

- Qu'entends-je? c'est comme la petite cloche d'un ermitage. Elle me dit: «Bienheureux celui qui se repent, car il sera pardonné.» Ah! si je retrouve un jour la liberté ce sera pour prendre la croix. Je partirai avec mon frère Etienne, nous irons à Jérusalem prier sur le tombeau du Christ, nous irons jusqu'au Jourdain et à Tortosa».
- Ainsi soit-il, dit le geôlier."


       Cette belle légende est très claire: toutes les cloches ne se valent pas. Pour être sauvé, il n’y en a qu’une qui «marche»: celle qui produit un repentir sincère. Tout le reste n’est que bruit inutile.

       3-2: Autre légende sur la cloche de la Maix

       On connaît une autre légende sur la cloche de l’ermitage de la Maix. La voici:

       Comme chaque année à la Trinité (premier Dimanche après la Pentecôte), la population du pays de Salm se rend en procession au lac de la Maix. C’est une fête très gaie: procession, messe, puis, bon repas, danse, montreurs d’ours. Les esprits sont plutôt à la fête qu’à la dévotion, si bien qu’au sermon, le curé, qui a quelque mal à obtenir l’attention de ses ouailles, raconte toujours cette légende:

       Autrefois, il y avait un village à l'emplacement du lac. Un matin, le diable vint, déguisé en musicien. Chacun se mit à danser, sans prendre garde à l'heure de la messe. En vain la cloche de l'église sonna-t-elle un coup, puis deux, puis trois: les villageois n'avaient d'oreilles que pour le musicien. Alors, Dieu se fâcha. Le sol se déroba sous les pas des danseurs, engloutissant le village et ses habitants. Depuis, il y a un lac à la place. Au fond, les habitants sont condamnés à danser jusqu'au jour du jugement dernier, cependant que la cloche de leur église, engloutie avec le reste du village, continue de sonner sans qu'ils l'entendent.

       L’origine de cette légende est clairement cléricale. On devine que, dans l’inconscient populaire, il existe une sorte de paradis souterrain païen que le curé désapprouve; nous avons quelque mal à plaindre les danseurs du fond du lac: ils font la fête et ils sont parfaitement heureux, même si le curé nous dit qu’ils auront de mauvaises surprises au jour du jugement dernier.

       En fait, l’existence de ce paradis souterrain pré-chrétien, on fait mieux que la deviner: on la postule avec un degré raisonnable de certitude, car la légende du Lac de la Maix est à rapprocher d’autres légendes de la région, comme celle de la cloche d’argent de Belmont.

       3-3: La cloche d’argent de Belmont

       Avant la guerre de Trente Ans, l'église de Belmont possédait une cloche d'argent qui ne sonnait que pour la Pentecôte (la cloche de bronze Maria Magdalena sonnait aux jours ordinaires). Lorsque le village fut envahi par les soldats, des jeunes gens du villages montèrent dans le clocher, enlevèrent la précieuse cloche d'argent et la cachèrent. Mais il furent parmi les morts, si bien que la cloche d'argent n'a jamais été retrouvée.

       Cependant, à la Pentecôte, il arrive qu'on l'entende sonner. Elle appelle au culte les habitants d'autrefois dans leur monde souterrain. Celui qui l'a entendue une fois est sur d'être heureux pendant toute sa vie.

       Le lecteur a remarqué lui même les similitudes entre les légendes relatives au Lac de la Maix d’une part, et celles relatives à la cloche de Belmont d’autre part: dans les deux cas, nous avons un paradis souterrain ou subaquatique qui ne paraît pas très chrétien; une cloche qui est le seul moyen d’y parvenir; l’idée que cette cloche a quelque chose d’exceptionnel qui ne saurait se confondre avec la religion de tous les jours; et que ce quelque chose d’exceptionnel n’est rien de moins qu’une communication directe avec Dieu: la cloche d’argent de Belmont (village protestant) sonne à la Pentecôte, c’est à dire le jour où l’esprit saint descend dans le cœur des hommes; le pèlerinage (catholique) au Lac de La Maix a lieu le jour de la Trinité, c’est à dire le Dimanche qui suit la Pentecôte et ne s’en distingue pas vraiment (à Belmont, on fait aussi la fête le Dimanche de la Trinité, mais on n’utilise pas ce mot; on considère que c’est Pentecôte qui continue).

       Nous avons donc une très grande cohérence entre les légendes, tant catholiques que protestantes (81).


page suivante