table des matières, tome 1
INTRODUCTION


This virtual book countains enough in English or in international codes to read the genealogic trees ; there is also a chapter called Le Ban de la Roche in a few dates ; and quotations in English of the Martyr's mirror.


       Le Ban de la Roche est la dénomination collective d'une enclave protestante de huit villages de la vallée de la Bruche (Bas Rhin) répartis en deux paroisses : dans la vallée de la Rothaine, nous trouvons Rothau, Neuviller et Wildersbach ; dans la vallée de la Chergoutte : Waldersbach, Solbach, Bellefosse, Belmont et Fouday.

       Le Ban de la Roche entre dans l'histoire bien documentée avec les familles seigneuriales de Rathsamhausen, et, surtout, de Veldenz. Georges-Jean de Bavière, Comte palatin de Veldenz, beau-fils du roi de Suède, développe d'importantes activités minières dès la Renaissance. Les progrès réalisés sont cependant entâchés par d'importants déséquilibres sociaux, et par une vague de procès de sorcellerie de dimensions peu communes. Ensuite, la guerre des Suédois brise définitivement l'essor. Le Ban de la Roche va maintenant végéter.

       Au milieu de 17 ème siècle, la population est réduite à deux cents habitants environ répartis en peu de familles. Quelques couples stratégiques de grands ancêtres se retrouvent dans la presque totalité des arbres généalogiques modernes. Au fil des générations, malgré un certain apport extérieur en provenance notamment de Suisse, le Ban de la Roche s'apparente à une famille élargie. Tout le monde est cousin avec tout le monde.

       L'activité économique ne reprendra de l'élan qu'avec l'arrivée du baron de Diétrich en 1771. Peu auparavant, l'arrivée des pasteurs Stouber, puis, Oberlin, avait préparé le terrain en développant alphabétisation et progrès social. Ces pasteurs sont célèbres et font, du Ban de la Roche, un haut lieu du protestantisme et un véritable mythe.

       Isolé géographiquement par un territoire de montagnes, isolé humainement par la différence de religion, le Ban de la Roche va développer une identité forte. Les difficultés de la survie forgent les caractères. L'imagination se développe au contact d'une nature belle mais rude, et d'une histoire tragique. Massacres et famines peuplent les coins d'ombre de fantômes. Les populations disparues -il s'agit, hélas, d'une réalité- restent étrangement présentes. Les veillées en maintiennent le souvenir. La cloche d'argent qui sonne sous la terre de Belmont les appelle, dit-on, à l'office divin.

       Quelques mots sur les techniques littéraires utilisées, en direction de ceux qui me liront dans une perspective généalogique, historique ou ethnographique, et qui se demanderont ce qui est vrai et ce qui est inventé.

       J'ai recherché la vérité. J'ai voulu raconter l'histoire et les histoires de cette population en les respectant le plus possible. Je n'ai éprouvé ni le besoin ni l'envie d'inventer des personnages, des familles ou des événements : l'histoire vraie était si riche que je n'aurais pu que l'appauvrir si je m'étais amusée à vouloir y changer quelque chose.

       J'ai cependant recherché une certaine conciliation avec l'agrément littéraire. Dans ce contexte, écrire un récit ou un dialogue est une gageure car, aussi riche que soit la documentation rassemblée, elle va rarement jusqu'à permettre de savoir que tel paysan a prononcé telles paroles. J'ai fait au mieux. Pour les sorcières, j'ai puisé la matière des dialogues dans leurs "confessions", qui ont été conservées. Pour ce qui se disait dans les veillées, Léon Kommer est une source précieuse. Pour les dialogues que j'ai inventés, et qui se limitent d'ailleurs à peu de lignes, j'ai veillé à les mettre dans la bouche d'un personnage non déterminé, auquel je n'ai donné qu'un prénom très répandu, et de m'en tenir à des énoncés assez généraux pour être l'objet d'un consensus. Je me suis également permis de prêter aux personnages des actes que tous faisaient, tels que visite au maréchal-ferrant ou participation à une veillée.

       Il m'est également arrivé de faire des déductions à partir d'éléments épars. Dans ce cas, je l'ai dit, et j'ai essayé que les phases de mon raisonnement "policier" soient apparentes. Ce genre d'hypothèses, je me suis senti en droit de les faire, dans d'étroites limites, avec une extrème prudence, et en détaillant le raisonnement qui m'y a menée. Même les sciences dures ne se les interdisent pas. Mais je n'ai jamais fait d'hypothèses non étayées. Quant à mes inventions "gratuites", elles se bornent à mettre en scène la tribu de diables qui, d'après les procès de sorcellerie, sévissait au Ban de la Roche. Ces passages, rédigés sur le mode fantastique et humoristique, ne prêtent aucunement à confusion.

       Mon objectif général a été d'écrire une histoire des mentalités.

       J'ai particulièrement tenu, chaque fois que je le pouvais, à insérer les personnages dans leur tissu généalogique. C'est pour moi une façon de montrer que ceux qui font l'histoire (ou la subissent) ne sont pas des abstractions, mais des êtres de chair, de sang et de conscience, composés d'une matière ancestrale précise.

       Au Ban de la Roche, l'imagination est vive, mais elle part de la réalité et suit des schémas précis. Aucune légende n'est complètement inventée. Ce sont les situations de la vie quotidienne et les aléas de l'histoire qui leur servent de point de départ. Les histoires sont souvent effrayantes, mais elles n'ont pas été inventées pour le plaisir de se faire peur. Au Ban de la Roche, on avait faim, on avait froid, et on avait peur, quand il fallait traverser le col de la Perheux et croiser le cadavre des suppliciés, ou même simplement, quand il fallait passer la nuit dehors pour faire du charbon de bois ou pour aller à Barr. L'on imaginait alors des fantômes et des sorcières.

       Puis, au siècle des lumières, sous l'action, entre autres, des pasteurs Stouber et Oberlin, nous verrons le Ban de la Roche apprendre à lire, à prier, à chasser la peur, à se défendre, à obtenir quelque bien-être.

       Pour mieux s'imaginer la vie de nos ancêtres, il importe d'avoir quelque idée de la façon dont ils parlaient. Le langage local était le patois welsche, d'origine latine et de même famille que le français.

       Il ne s'agit pas d'un français déformé. Comme tous les patois, il a évolué de façon indépendante à partir du latin, bien avant que les Etats modernes ne se forment et que leurs grammairiens, de façon quelque peu volontariste (d'autres diraient : artificielle) , ne s'attachent à créer les hauts langages pour permettre aux pays d'avoir une langue unique, et aux Rois de voir leurs ordres compris de tous leurs sujets.

       Le welsche subsista plus longtemps que les autres patois en raison des différentes occupations et annexions allemandes que le pays eut à subir : c'était, plus que le haut français, un moyen sur de n'être pas compris de l'occupant, ce qui eut pour effet à la fois de le faire subsister et de le faire évoluer par accentuation des différences avec le français et l'allemand, l'objectif étant de n'être pas compris : débit ultra-rapide, lettres avalées.

       Une telle accentuation des différences est une façon légitime de parler un patois (le welsche ou un autre) mais ce n'est pas la seule. Il arrive qu'un patoisant souhaite ne pas être compris, mais il arrive aussi qu'il souhaite l'être. Il parlera le même patois de façon fort différente dans l'un et l'autre cas.

       On dit parfois qu'une langue est un patois qui a une armée. Une telle expression est pleine de bonnes intentions : il s'agit de dire que patois et langues ont le même niveau de dignité. Sur ce point, je suis évidemment d'accord. Mais je trouve cependant que c'est tomber dans l'extrème inverse que d'oublier qu'un patois se parle tout autrement qu'une haute langue.

       Nous avons déjà noté une différence importante : une langue nationale, instrument politique du pouvoir central, recherche la clarté. Personne ne comprendrait les motifs de celui qui produirait un énoncé en français en faisant en sorte de n'être pas compris. Au contraire, un patois, parlé par des personnes qui subissent le pouvoir, peut selon les cas rechercher la clarté ou l'obscurité. D'où un large éventail de variantes allant, à un extrème, d'un discours en haut langage émaillé de quelques mots savoureux, destinés à revendiquer de façon discrète l'identité culturelle du locuteur ; et, à l'autre extrème, d'une bouillie pour les chats parfaitement et intentionnellement consciente d'en être une. L'utilisation d'un patois incompréhensible répondait à diverses situations, pas forcément aussi dramatiques qu'une occupation ennemie. Il pouvait tout simplement s'agir de n'être pas compris des enfants. Ou de rendre leur mépris, en les plaçant en situation d'incompréhension, à des citadins un peu hauts dans leur tête. Sans être une haute savante en études patoises, je suis d'une génération dont les grands parents le parlaient encore à condition de le vouloir. Je n'ai jamais entendu un patoisant avoir un seul niveau de langue, dans aucune région où j'ai pu habiter.

       Il faut donc bien reconnaître qu'aux temps modernes tout au moins, un patois se parle souvent par référence au français, en choisissant un degré d'éloignement ou un autre.

       Comment pouvait se parler un patois "à l'état pur", c'est à dire un patois tel que le parlerait un locuteur qui ignorerait tout de la haute langue correspondante et n'éprouverait pas le besoin de se situer par rapport à elle ? Et d'abord un tel patois indépendant a-t-il existé ? Bien sur que oui, puisque les hautes langues n'existaient pas avant l'Etat moderne. Mais franchement, cela nous fait remonter fort loin, plus loin même que la Renaissance, puisque les seigneurs de Veldence, lorsqu'ils voulurent, en 1598, faire savoir à toute la population qu'ils étaient les nouveaux maîtres, le dirent en haut français afin d'être bien compris. Ce n'était pas leur langue : leurs autres archives sont en allemand. Mais c'était une langue qu'ils savaient pouvoir utiliser en étant compris de leurs sujets. Pour voir à quoi ressemblait un patois au cœur du Moyen Age, avant tout embryon d'Etat moderne, il faudrait des archives, et, comme les patois ne s'écrivaient pas, la tâche s'annonce mal. Il est donc bien évident que je ne formule aucune prise de position scientifique quant à ce que pouvait être le patois au Moyen Age. Si j'ai ici ou là mis un mot patois dans la bouche d'un personnage aussi ancien, c'est simplement pour faire sentir une ambiance : il est, de toute façon moins faux de lui faire dire : "J'veulons" plutôt que "je veux".

       D'une façon générale, un patoisant a plus d'intuition linguistique qu'un haut locuteur. Il sait que la façon exacte dont il parle n'est comprise que dans son village, et qu'il lui faut s'adapter dès qu'il en sort. Avec le village voisin, on se comprend en général bien, sous réserve du cas des frontières linguistiques ; il y a cependant, d'un village à l'autre, quelques différences qui n'empêchent pas la communication, bien au contraire, puisqu'elles fournissent un sujet de conversation : leur recensement exhaustif et leur commentaire jusqu'à épuisement du sujet constituent un des plaisirs de la vie patoise.

       Si on le change carrément de famille linguistique, le patoisant se débrouille encore. Les Welsches du Ban de la Roche en constituent le meilleur exemple possible puisque une partie importante de leurs communications passaient par Barr, ville luthérienne comme eux, mais germanophone. A la suite de la terrible guerre des Suédois, la communication ne passait plus entre le Ban de la Roche protestant et ses voisins welschophones mais catholiques. D'où, entre le Ban de la Roche et le monde extérieur, un lien peu naturel, passant par Barr, ce qui impliquait d'une part de traverser le massif montagneux du Champ de Feu, et d'autre part, de se débrouiller je ne sais trop comment pour comprendre le hachepaille des Barrois. En tous cas, la compréhension se faisait, et elle allait au delà du boire et du manger, j'en veux pour preuve les liens commerciaux et familiaux permanents depuis la Réforme entre le Ban de la Roche et Barr. Ce qui fait mon admiration, car je serais, moi, totalement incapable, sans études scolaires, de comprendre par intuition une langue appartenant à une autre famille linguistique.

       Une autre difficulté a été de retracer "l'ethnographie", c'est à dire la vie quotidienne et la mentalités populaires.

       Pour approcher l'ethnographie ancienne, les sources sont terriblement manquantes. En effet :
       -  les sources écrites s'interessent rarement aux couches populaires
       -  l'ethnologie au sens moderne du terme, qui travaille par enquêtes (interviews de personnes âgées par exemple), rencontre ses limites lorsqu'il n'est plus possible d'enquêter (ou de se procurer l'enquête d'un prédecesseur) ; cette science donne d'excellents résultats jusqu'au 19 eme siècle, à la rigueur jusqu'au 18 eme, mais au delà, les sources deviennent très parcellaires
       -  or, ce serait une erreur complète que d'imaginer les campagnes du Moyen-Age ou de la Renaissance comme identiques aux campagnes des époques relativement modernes ; nous rencontrerons, au fil de ce livre, ce nombreux exemples de ces différences ; les mentalités étaient plus païennes, plus dures, et la pensée magique était omniprésente

       J'ai donc fait ce que j'ai pu avec les sources disponibles.

       Il m'est arrivé de procéder à un véritable travail de recoupement policier.

Tel est le cas, par exemple, à propos de Saint Jean Baptiste. Nous disposons de plusieurs éléments de tradition orale pour voir qu'il a suscité une agressivité hors du commun :

       -  un "batisse" est en patois un vers de fruit et, au sens figuré, un parasite ;
       -  le prénom Elizabeth (du nom de la mère de Saint Jean Baptiste) cesse d'être à la mode, dans les registres paroissiaux du Ban de la Roche, alors qu'il l'avait été auparavant (il a même produit un matronyme : une branche entière de Banzet est surnommée Babylon) et qu'il le reste dans les villages catholiques voisins (où la bonne du curé est censée toujours se prénommer Babette, prénom emblématique de la paysanne de la région) ; il semblerait donc que ce prénom ait été censuré, au Ban de la Roche, à partir de l'époque Marmet
       -  en revanche, le prénom de Salomé (celui de la femme qui se fit apporter la tête de Jean sur un plateau) est très fréquent au Ban de la Roche ; n'y avait-il donc pas moyen de trouver, dans toute la Bible, une femme plus sympathique que Salomé ?
       -  en outre, il est connu que le pasteur Nicolas Marmet a essayé de jeter la statue du Saint dans la Rothaine.

       A partir de ces éléments, je me suis demandée ce que le pauvre Jean avait fait pour susciter ainsi l'agressivité.

       La réponse que je propose n'est évidemment qu'une hypothèse. La voici : Jean-Baptiste avait tout, dans le contexte du Ban de la Roche, pour supplanter le Christ. Il est le fils d'Elizabeth, homonyme biblique d'une sainte très vénérée dans la région, de temps immémorial. De plus, si l'on prend la Bible à la lettre (c'est ce que l'on faisait à l'époque), on voit bien que le Christ a été, au moins un temps, sous l'autorité de Jean-Baptiste. Il convient également de tenir compte de la problématique anabaptiste.

       La difficulté de trouver des sources ethnographiques pour les périodes vraiment anciennes entraîne que l'on ne peut pas se permettre de repousser du pied les sources que l'on trouve.

       Ceci m'a conduite à utiler largement deux livres dits "de magie" publiés par l'ethnologue Claude Seignolle, à savoir le Grand et surtout le Petit Albert.

       Deux mots d'explications à l'intention du lecteur chrétien :

       S'il est évident que je suis de généalogie sorcière, comme tous les Ban de la Rochois, je n'invoque pas le Diable, je ne lance pas de sorts, j'essaie de traiter mon prochain avec bienveillance, et je crois en quelque chose.

       Je me suis interessée aux deux Albert pour voir si j'y trouverais quelque explication au phénomène des procès de sorcellerie.

       Je n'en trouvai pas. Certes, ces deux ouvrages nous renseignent sur la mentalité magique en général, mais la mentalité magique, c'est vaste. Les Albert s'adressent à des personnes démunies devant les coups du sort, la maladie, les difficultés économique, et leur donnent tout un éventail de conseils allant de "Comment trouver des trésors" à "Comment fabriquer rapidement un excellent vinaigre".

       De diableries, point. C'est dans un autre livre, d'origine "savante" (!!!), le Malléus Maléficarum, que les tribunaux ont trouvé les idées de pacte avec le diable, sabbat, etc …

       Le Grand Albert est attribué, à l'origine, à Saint Albert le Grand, dominicain et maître de Saint Thomas d'Aquin. Certes, il a manifestement été interpolé, mais enfin … on peut quand même s'étonner que Saint Albert lui-même, par livre interposé, se soit vu accusé de sorcellerie ! à se demander qui pouvait être sur d'échapper !

       Le Grand Albert est peu pratique pour l'utilisateur (importante partie théorique ; chapitres ayant vieilli ; interpolations qui jettent la suspicion sur le tout, car il suffit de savoir qu'une recette peut être mauvaise pour n'oser en utiliser aucune).

       Si bien qu'il fut remplacé par le Petit Albert, livre qui, à en juger par son style, a été rédigé par un auteur unique qui semble avoir écrit au 18 eme siècle, et qui en tous cas, montre en de nombreux endroits des soucis particuliers à ce siècle : il tient à dire qu'il a testé toutes ses recettes (sauf, et il le précise, celle de "la main de gloire", une pure horreur !) ; il dénonce avec délices les supercheries quand il en trouve ; il ne cesse de rappeler que, quel que soit le pouvoir de ses "merveilleux secrets", ceux-ci appartiennent au monde naturel ; que Dieu est infiniment supérieur à toute la nature, qui est avec lui dans un rapport de créature à Créateur et ne saurait prétendre à aucune sorte d'égalité même lointaine.

       La mentalité sceptique de l'auteur se combine avec la mentalité magique, et même, dans certains passages, avec une authentique piété et une théologie des plus orthodoxes. Cet extraordinaire cocktail peut surprendre, mais en tous cas, il n'est nullement question d'invoquer le Diable et de répandre le mal sur la terre.

       Si les Albert m'apportèrent peu de réponses en ce qui concerne les procès de sorcellerie, en revanche, j'y découvris, à ma grande surprise, un véritable trésor ethnographique, surtout en ce qui concerne ce que l'on pourrait appeler la "mentalité minière".

       Les légendes minières relatées par le Petit Albert sont très proches des légendes du Ban de la Roche, à ceci près qu'elles ont avec elles un rapport du général au particulier. Là où le Petit Albert parle, en général, des esprits gardiens des trésors miniers, le Ban de la Roche nous dit quel esprit et quelle mine.

       Cette nuance apportée, l'adéquation était parfaite. On jurerait un travail au papier calque. Comme si l'auteur du Petit Albert avait visité le Ban de la Roche. J'en baille bleu encore aujourd'hui.

       C'est alors que je compris que j'avais trouvé un trésor … ethnographique.

       Je précise tout de suite qu'il n'y a pas assez d'éléments pour affirmer que l'auteur du Petit Albert s'est documenté au Ban de la Roche. Comme je l'ai dit, sa description des légendes minières est générale et peut s'appliquer à plusieurs lieux. La "mentalité minière" restait identique en des lieux fort différents, car les mineurs constituaient une population homogène et mobile.

       Il reste que l'auteur du Petit Albert s'est vraiment renseigné, et, si je juge le tout d'après la partie pour laquelle j'ai des moyens de recoupement (les légendes minières), je peux en déduire qu'à défaut peut-être d'être magicien (je l'ignore, et je n'ai aucune intention de tester les recettes, sauf peut-être certaine recette de vin cuit épicé qui me met toujours l'eau à la bouche), l'auteur du Petit Albert était à coup sur excellent ethnologue.

       Je décidai donc de le traiter de la façon dont je traite les ethnologues modernes, c'est à dire de lui appliquer le raisonnement suivant : "Bon. Comment a-t-il travaillé ? Réponse : par enquêtes de terrain. Quand écrivait-il ? Réponse : d'après son style et ses idées, probablement au 18 ème siècle. Il est donc bien renseigné au moins pour ce siècle là. Jusqu'où pouvait-il remonter par ses interrogatoires ? Réponse (la même que pour tous les ethnologues utilisant l'enquête) : maximum un siècle et demie avant le moment où il vit. Ce qui est possible en interrogeant une personne de 90 ans qui a elle-même interrogé une très vieille personne. Au delà de ce laps de temps, on peut toujours obtenir des petites bribes d'information, mais cela devient vraiment aléatoire."

       Peut-être, cher lecteur, me jugeras-tu téméraire d'oser tenter une description de la mentalité de nos ancêtres à partir du Petit Albert, et d'autres sources orales très éparses (voir par exemple ce que j'ai dit à propos de Saint Jean Baptiste et de Sainte Elizabeth).

       Bon, tu penses ce que tu veux. Telle est la méthode que j'ai utilisée, et je te l'ai exposée bien franchement.

       Si ma restitution de l'ancien Ban de la Roche est parfois hypothétique (à ce propos, je souligne que la science a le droit de formuler des hypothèses à condition de les étayer et de les présenter comme telles), elle est à coup sur moins fausse que si je m'étais centrée mentalement sur la période des 18 ème et 19èmes siècles (fort bien connues grâce aux pasteurs Stouber et Oberlin) et que j'en aie projeté le tableau mental sur les époques plus anciennes. Ces époques sont en réalité fort différentes. La vie dans nos campagnes n'était pas si immobile qu'on l'a dit. A partir du siècle des Lumières, les choses s'améliorent nettement. Les périodes plus anciennes étaient nettement plus dramatiques. La différence doit être faite.


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