table des matières, tome 1
LE TRESOR DE LA PERHEUX


       "C'est une région couverte de hautes montagnes ; jusqu'à leurs sommets, la nature a disposé d'énormes rochers qui ont l'allure de forteresses, et les montagnes en semblent encore plus effrayantes. Entre ces monts escarpés, comme je l'ai indiqué, serpentent quelques vallées très encaissées, couvertes de forêts de sapins si épaisses que leur obscurité semble encore ajouter à l'effroi"

       Telles sont les Vosges, décrites au 13 eme siècle par Richer, moine à l'abbaye de Senones.

       Ahoudé, des pèlerins ont eu le courage de s'engager dans les haillottes de ce "vaste désert, bien plus propre à l'habitation des bêtes sauvages qu'à celle des hommes". Ils y sont bien obligés. Il est probable qu'ils viennent s'adresser aux dieux ou aux saints pour de graves problèmes de santé, car nous sommes dans l'ambiance spirituelle de Sainte Odile, qui grérissait la cécité.

       Venant de Lorraine, ils remontent la vallée de la Rothaine. Ils font leurs dévotions à Rothau, puis, à Saint Luden, patron des pélerins, dont la moté se trouve à Natzviller. Mais leur véritable but est Belmont et, peut être au delà, le Mont Sainte Odile.

       Les voici donc à craouer le rain. Ils croisent un paysan menant ses porcs à la glandée.

       "Prenez garde au trésor de la Perheux, dit l'homme. Touchez-y pour rien au monde. Vous seriez maudits à jamais."

       La mise en garde ne touche guère les voyageurs. Les lieux de pèlerinage sont tous pleins de légendes. Comment pourraient ils être tentés de toucher à un quelconque trésor ? Il faudrait pour cela que des pièces d'or aient la bonté de venir tomber sous leur main.

       S'appuyant sur leurs bâtons, ils grimpent péniblement jusqu'au col de la Perheux, passage obligé entre les deux vallées.

       Un vague chemin serpente entre les chênes. Des hurlements déchirent l'air. Les voyageurs pressent le pas pour porter secours aux blessés. Les cris sont mystérieux. Ils viennent de plus haut : ce n'est donc pas une chute qui a provoqué l'accident. Et ce n'est peut être pas un accident, car les voix qui crient sont nombreuses.

       Arrivés en terrain nu, à la limite des sapins, les pélerins découvrent l'horreur de la scène : des hommes ont été enterrés jusqu'au cou et laissés à mourir ainsi. Ce sont eux qui crient. Des gouttes de sang perlent sur les visages que déforme la terreur.

       Les pélerins ne peuvent que poursuivre leur chemin. Ces hommes sont des malfaiteurs ou des juifs condamnés par leur seigneur. Ce n'est pas le premier lieu de supplice que croisent les voyageurs. Ceux ci sont en général situés à des carrefours que l'on ne peut éviter. Le passant est ainsi averti qu'il traverse les terres d'un haut seigneur, titulaire du droit de haute justice.

       En tremblant, les pélerins jettent des pièces de monnaie pour le repos de l'âme des suppliciés. Les têtes parsèment toute la place. Il y a celles qui hurlent. Celles qui ont cessé de crier, mais qui ont encore la bouche et les yeux grands ouverts. Celles que le sang, traversant la peau sous l'effet de l'angoisse, a rendues rouges. Celles dont les bêtes ont déjà mangé la chair, laissant à nu leurs os blancs. Certaines têtes se font face, comme pour un dialogue macabre. Les pelerins cherchent à passer plus loin, ils s'écartent, mais c'est pour mieux zocker une très vieille tête, moussée par des feuilles, qu'ils n'ont pas vue parce qu'elle ne crie plus depuis longtemps. Elle tenait à peine au cou de son squelette, et maintenant, la voilà qui roule. Impossible de passer à distance. L'endroit est fait pour faire peur. Malgré leur pauvreté, les pelerins terrifiés jettent encore au sol quelques pièçottes. Leurs prédécesseurs ont fait de même, et celui qui oserait ramasser les pièces entre les têtes hurlantes serait un riche homme.

       "Le trésor de la Perheux", murmure un pèlerin.

       Il paraît que des Juifs ont été victimes de ce supplice. Il n'y a pas de protocoles sur le sujet, mais, aujourd'hui encore, on appelle "têtes de juifs" les boules de rouges brimbelles. Et il y a bien eu, dans la région, au Moyen Age, des Juifs que l'on aimait pas. La chronique de Richer leur prête toutes sortes de pêchés.



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