"On prétend aussi que, non loin de la chapelle, se trouvait un couvent habité par des nonnes qui faisaient beaucoup de bien. Lors d'un incendie, le couvent fut détruit, et il ne resta plus qu'une vieille nonne. Elle apparaît souvent, assurent les anciens du village, à l'emplacement du couvent, accompagnée d'un porcelet courant sur trois pattes. On ne la voit qu'à minuit sonnant, et celui qui est témoin de cette apparition est assuré d'un grand bonheur durant sa vie entière." C'est en ces termes que la légende de la nonne est racontée dans le polycopié Hazemann. Cette légende tourna longtemps dans ma tête. Elle me posait question. Pourquoi les Bémons d'autrefois ont-ils choisi, comme symbole du bonheur, une vieille nonne accompagnée d'un porcelet courant sur trois pattes ? Moi, franchement, ce n'est pas ainsi que je dessinerais le bonheur si je devais le dessiner. De telles légendes, cela vous fait toucher du doigt la différence de mentalité entre nos ancêtres et nous. Longtemps, cette légende refusa de me révêler ses secrets, et j'en étais extrèmement frustrée, car je me doutais qu'elle était importante. Une vie entière de bonheur, ce n'est pas rien ! Des légendes, il y en a beaucoup, mais pas des comme celle-ci. On devine que les images qu'elle contient ne sont pas là par hasard, et l'on enrage de ne rien trouver de plus comme explications. Il faut dire que la légende fait manifestement allusion au passé catholique du Ban de la Roche. C'est là une strate de la mémoire qui a tendance à devenir inaccessible, tant Le Ban de la Roche est aujourd'hui synonyme de protestantisme. Quel dommage ! car enfin, la Réforme n'est pas un événement si ancien. Le Ban de la Roche n'est protestant que depuis 1584. Il y a eu une vie avant 1584 ! Il y a eu des ancêtres qui ont travaillé, aimé, souffert, haï, pensé, recherché le bonheur ! Comment obtenir d'eux qu'ils nous disent deux mots ? Au moins pouvons nous essayer d'imaginer leur cadre de vie. Au centre du village, l'église, car Belmont, c'est d'abord un lieu de pèlerinage, païen, puis chrétien. Nous sommes sur les plus hauts sommets des Vosges et, depuis le Gaulois au moins, nos plus anciens voisins sont les Dieux. Dans la région, les lieux de pèlerinage se succèdent, on pourrait presque dire qu'ils se bousculent : le Mont Saint Odile est à quelques kilomètres ; le village de Saint Luden, patron des pèlerins (aujourd'hui Natzwiller), est à deux pas de Rothau. On a donc l'impression que les pèlerins ne se déplacent pas pour un seul saint, et passent de l'un à l'autre. Que recherchent-ils ? Probablement la santé, puisque Sainte Odile a été guérie par miracle de sa cécité. Et le bonheur en général. Voici donc notre église au centre du village. Et voici son couvent. Car il y a forcément un couvent à côté, on n'imagine pas un lieu de pèlerinage sans couvent. Voici ses religieux et/ou ses religieuses (ils ou elles ne laissent pas de trace dans les registres des registres des seigneurs parce qu'ils ne paient pas l'impôt, mais n'empêche qu'ils existent). Et voici les paysans qui travaillent pour le couvent. Un lieu de pèlerinage, c'est, au Moyen-Age, une source de revenus pour la population. Pour me figurer cette population, je prends le recencement de 1534. Belmont compte une dizaine de chaumières à porche rond, posées parmi-là sur le sol, sans chercher à former des rues ou des places ; et une population à base de Banzet, Grohens, Ahnne et Morel, plus des noms éteints. J'imagine qu'ils vivent à peu près correctement : ils ne sont pas trop nombreux et le pèlerinage est relativement important si l'on en juge par le réseau de chemins de montagne qui rayonne autour de Belmont. C'est alors que je comprends que l'introduction de la Réforme a été une vraie catastrophe pour Belmont. Plus question de pèlerinage ! Un protestant, ça lit la Bible et ça ne fraie pas avec des saints à demi-païens ! Voilà donc le couvent qui périclite. Le lien avec le principal lieu saint de la région, à savoir le mont Sainte-Odile, probable maison-mère de Belmont, est irrémédiablement coupé. On perd les revenus en provenance des pélérins. C'est donc de la terre qu'il faudrait maintenant vivre, mais il y a un petit détail à considérer : Luther ou pas Luther, Belmont reste le village de montagne le plus élevé l'Alsace. Alors, pour ce qui est de la culture du blé … on oublie. Cultivera-t-on le seigle à la place ? Bien sûr, puisqu'il le faut, mais le seigle, c'est une vraie saleté. Non seulement le pain qu'on en tire est de goût acide, mais surtout, il y a des années où il ne faut absolument pas compter sur une récolte mangeable. C'est quand il est parasité par un champignon, l'ergot de seigle, appelé ainsi parce qu'il a la taille et l'aspect de l'ergot du coq. C'est une plante extrèmement dangereuse ; elle est hallucinogène (l'époque moderne en tire le LSD) et elle arrête l'écoulement du sang, provoquant des gangrènes. Et en plus, comme c'est une plante, elle se reproduit. Donc, quand un champ est ergoté, on a le choix : mourir du Feu Saint-Antoine, (nom moderne : ergotisme) une association de folie et de gangrène, si l'on mange sa récolte ; ou mourir de faim dans le cas contraire. Au moins ne meurt-on pas seul, car, lorsque c'est une année à champignons (je rappelle que l'ergot est un champignon), celui-ci prolifère sans tenir compte des limites des champs. Quant à la pomme de terre, je rappelle que cette plante pousse en Amérique. Elle n'a pas encore atteint le Ban de la Roche. Se tournera-t-on vers l'élevage ? L'idée est séduisante. Belmont possède de superbes pâturages qu'il appelle les Chaumes. Un peu plus bas, de magnifiques forêts offrent leurs chênes et leurs glands. On pourrait y nourrir des troupeaux entiers de cochons. Ah ! le cochon ! peut-on imaginer plus beau symbole de croissance et de richesse ? existe-t-il une autre bête qui donne autant de viande en un an seulement ? Oui certes, si l'on pouvait mener librement des troupeaux de cochons à la glandée, la faim quitterait Belmont, au moins en dehors des périodes de guerres et de catastrophes. Mais hélas, adieu, veaux, vaches, cochons et couvées ! Le protestantisme n'est pas le seul malheur que le Herri-Hans ait apporté à Belmont : il faut aussi au nouveau Seigneur des forges et des mines, c'est à dire d'immenses troupeaux de bœufs pour fournir l'énergie nécessaire. C'est à eux que les parcours sont réservés en priorité. Pour les pauvres, droits de glandée et de pâturage se réduisent chaque jour un peu plus. Voici donc Belmont en train de devenir un village minier. Il y a d'abord la mine de fer, que l'on appelle le filon Sainte Elisabeth. Et peut-être (là il est difficile de distinguer l'histoire et la légende) une petite mine d'argent, à la Hutte, près de Belmont. Le hameau de la Hutte devient important par sa mine. Il est relié, par le Chemin des Chartrons, au col que l'on appelle maintenant Col de la Charbonnière, situé à environ une heure de marche. C'est le principal lieu de la fabrication du charbon de bois. Comme nous l'avons dit, la population minière et la population traditionnelle du village sont étanches. Cependant, les villageois effectuent des travaux périphériques à l'activité minière, principalement la fabrication du charbon de bois, et le voiturage. Le couvent semble avoir continué d'exister quelque temps après l'introduction du protestantisme (car il existe des soeurs luthériennes). |