table des matières, tome 1
LES BURES



       Pendant le carème, un bon chrétien jeune et fait pénitence.

       Sauf peut être pendant le premier dimanche.

       Donc, ahoudé, premier dimanche de Carème, une vieille femme tend l'oreille et se tient prête à intervenir. Elle fait signe à la petite Salomé de rester au fond de la pièce.

       Le bruit d'une musique plus ou moins harmonieuse se rapproche de la maison. C'est la troupe des jeunes gens de Rothau, conduite par le hodé. Un coup à la fenêtre. La vieille femme fait signe à la fillette de se tenir coite. Un coup plus fort.

       "Veuyez vous dayer ?"

       Voulez vous participer au dayage ?

       Non, certainement pas ! La petite Salomé est bien trop jeune. Les importuns devraient le comprendre, mais qu'ont-ils bu, déjà, à cette heure ? Les coups à la fenêtre redoublent.

       Alors, surveillée par sa grand mère, la mousotte annonce son refus dans les termes traditionnels :

       "Bachmoki !"

       Après un redoublement de tintamarre, la petite troupe passe à la maison suivante.

       Quelque part pourtant, elle a réussi à entraîner Catherine, la mère de la fillette, qui est veuve et cherche à se remarier.

       En faisant le tour du village, on a aussi collecté du bois. Les jeunes gens en font une tour : c'est la bure.

       Ils allument un feu. Quand il a bien pris, ils y enflamment un disque passé autour d'une baguette et le lancent le plus loin possible en criant :

       "Jidol, Jidol, esdol, esdol, je donne, je donne ;
       Je donne le Joseph à la Marie un an durant.
       Tire ou bien je la reprends !"


       Le Joseph tire la Marie par le bras. Ils viennent célébrer leur "mariage" sous l'autorité du hodé, tout gonflé de son importance, qui multiplie les gestes de bénédictions. Puis, c'est au tour du Claude et de l'Odile. Puis du Dimanche et de la Jehannon.

       Catherine est laissée pour compte, bien entendu, de même que tous les veufs et veuves : c'est la fête des jeunes gens et jeunes filles. Ce n'est pas grave. Elle se rattrapera tout à l'heure.

       "Ha bouno sans gangueuriotte
       Les beyesses ont point de quiquotte
       Mais elles ont le tech pour li motte"
.

        ("Grand bonnet sans pompons
       Les filles n'ont point de quéquette
       Mais elles ont la place où la mettre").

       Un ha bouno, ou habouno, haut bonnet, cela veut dire beaucoup de choses ; cela désigne toutes sortes de bonnets longs et pointus ; un capuchon par exemple ; ou un bonnet de nuit ; ce qui nous amène à celui qui porte ledit bonnet de nuit, bon je ne vous fais pas un dessin ; le habouno peut être apparent et décoré à sa pointe d'un pompon, auquel cas on le porte sur la tête ; il peut aussi être caché à l'intérieur du corps humain, auquel cas … hé bien nous nous contenterons de dire qu'auquel cas il ne se termine pas par un pompon !

       La Catherine rougit, mais elle n'est fâchée qu'à moitié. Elle sera bien contente, dans un an ou deux, que sa fille Salomé entende cela. Aux Bures, on apprend tout ce qu'on a envie de savoir sans oser le demander, et sans que les parents osent en parler, c'est bien pratique pour tout le monde.

       Maintenant, les participants font la ronde. Au centre, le Joseph et la Marie dansent ensemble, puis, ils se séparent. Elle va chercher une fille, il va chercher un garçon, et voilà un autre couple de formé. Si ces deux là ne se schmeckent pas, ils pourront toujours dire que c'était pour de rire. Sinon, ils auront trouvé chacun sa chacune.

       Va-t-on venir prendre le bras de Catherine ? En principe non, puisque elle est veuve, mais tant de choses peuvent se passer …

       En effet, l'Odile sait qu'elle a besoin de se remarier. Gentiment, elle la saisit par le bras. La voici associée à Philippe, le maréchal ferrand. Il lui schmecke et elle lui fait un grand sourire. Il le lui rend.

       Un qui n'arrive pas à se caser, c'est l'Otton Papelier. Aucun jeune homme ne vient le prendre par le bras pour l'associer à une femme. Il y a bien assez de jeunes gens à marier pour aller aider un sauvage curé qui cherche bonne amie.

       L'Otton fait contre mauvaise fortune bon cœur et danse en rond avec les autres en faisant semblant de s'amuser comme un fou.

       Dans un coin, d'autres bourgeois d'un certain âge font moins bonne figure. Et les langues vont, vont, vont … Les Bures, c'est diabolique, c'est de la débauche, c'est un véritable sabbat …

       Quelque temps après, la Catherine et le Philippe sont mariés. Comme elle est veuve, le couple a droit à un charivari.

       Un frisson parcourt l'échine de Catherine. Elle dit au maréchal :

       "Ça me schmecke mie !"

       Philippe hausse les épaules ! Voilà bien les femmes ! Que d'histoires pour un concert de casseroles !

       En fait, ce que Catherine sent par intuition, c'est que le charivari est une variante de la menée Hennequin. La jeunesse de Rothau lui fait comprendre qu'en tant que veuve, sa place serait déjà parmi les morts. Bien sur, les garnements du village n'ont pas le pouvoir de la faire mourir. Mais l'intention y est, plus ou moins consciente.

       Philippe, pour sa part, a vu l'intention la plus apparente des "musiciens", si l'on peut employer ce mot.

       "I veuillent juste à guelser."

       Pour se débarrasser du cortège, le maréchal, qui gagne assez bien sa vie, leur lance quelques piéçottes, que les garnements s'empressent d'aller boire à l'auberge.


Sexualité païenne

       Comment se passait exactement la fête des Bures au Ban de la Roche au temps des seigneurs de Veldenz ?

       Ma foi, je serais bien en peine de répondre, car la documentation disponible remonte aux 18 eme et 19 eme siècle. J'en ai pris les éléments revenant le plus fréquemment pour imaginer la fête décrite plus haut. Mais la fête avait pu évoluer, et elle avait probablement évolué dans un sens moins gaulois. De plus, la documentation disponible concerne des villages catholiques voisins du Ban de la Roche, mais il importe de souligner que le Ban n'a pas toujours été coupé de ses voisins, et que les coutumes ont été communes avant la Réforme et aux premières années de celle-ci.

       La fête des Bures a duré en terre catholique jusqu'à l'époque moderne, l'Eglise ayant été impuissante à les interdire. Au Ban de la Roche, le protestantisme a été plus efficace dans l'

       Quoi qu'il en soit, il est impossible de passer sous silence la fête des Bures, qui se tenait à l'époque de Carnaval et plus précisément le premier dimanche de Carème. Des coutumes actuelles, on devinera quelque chose des anciennes.

       La fête se tient de nuit, et le feu y joue un grand rôle, sous forme de feux de joie, de construction d'une tour que l'on brûle, et de lancement de disques enflammés. Le bois a souvent été volé.

       Mais surtout, l'élément central des Bures était des "mariages" dont il est bien difficile de dire dans quelle mesure ils préparaient le vrai mariage, et dans quelle mesure ils le parodiaient..

       Des rondes associaient filles et garçons. Elles proposaient de nombreux changement de figures et permettaient autant de changements de partenaires. Les chants indiquaient clairement la disponibilité du chanteur ou de la chanteuse. Au dix-neuvième siècle, ils pouvaient être très pudiques ("J'aimerai qui m'aimera") ; mais ils pouvaient aussi être très grivois ("Ha bouno sans gangueuriotte …"). Au Moyen Age, il y a gros à parier que l'élément grivois dominait.

       L'invitation à la sexualité prend parfois la forme du "donage", ou dayage" : il s'agit de marier fictivement une jeune fille (la Valentine) à un jeune homme (son Valentin). Avant la fête, les jeunes gens passaient dans les rues du village en demandant aux jeunes filles si elles voulaient participer aux donage. Celles qui acceptaient venaient à la fête. Celles qui refusaient répondaient brutalement : "Bachmoki !". ("Baise mon cul !" : la façon locale habituelle de dire "Va te faire foutre !")

       Les Bures sont elles subversives ? La réponse est difficile.

       D'une part, le contexte est celui du Carnaval, période incitant à la transgression.

       Mais d'autre part, il ne faut pas oublier que la société a besoin de se reproduire et que le sommet de la transgression n'est pas la grivoiserie mais le refus de la sexualité. Les Bures incitent la jeunesse à passer outre ses réticences, elles transmettent l'information sexuelle dans un cadre communautaire, si bien que l'individu est excusé par avance de savoir ce que ses parents ne lui ont pas dit ; elles incitent à une sexualité improvisée qu'il faudra bien régulariser par un mariage. Elles contribuent donc à la formation de la famille.

       Alors, les Bures : transgression du mariage ou préparation au mariage ? Peut-être la question est-elle mal posée. Peut-être ne parlons nous pas du même mariage. Il faudrait savoir dans quelle mesure le mariage chrétien était intériorisé, en milieu populaire, au Moyen Age. S'il était aussi bien intériorisé que le reste du christianisme

       En tous cas, chrétien ou pas, c'est un "mariage" jeune. Sous leurs airs de transgression, les Bures indiquent avec précision qui est destinée à qui : les jeunes filles sont destinées aux jeunes gens. Ni aux veufs, ni aux notables cherchant maîtresse. Elles sont à rapprocher du charivari, tapage que font les jeunes gens du village quand une jeune fille épouse un veuf ou un jeune homme n'appartenant pas au village. Le charivari est bien autre chose qu'un simple concert de casseroles. Il évoque la Mesnie Hennequin et ses musiques disharmonieuses. La Mesnie Hennequin, c'est l'autre monde. L'évoquer, cela veut dire : "Crève !". Le message était fort bien compris, et le charivari redouté.

       Il y a donc une énorme violence sous-jacente. Et l'envie de se venger chez les notables évincés.

       François Brignon écrit :

       "Les personnes convaincues de sabbat étaient formelles dans leurs dépositions : l'assemblée "rondiait" autant au sabbat qu'aux Bures. Ainsi, Nicolas Claudon de Chatas "dict qu'ils y dansaient et rondiaient ça et là", ce que confirma sa compatriote Catherine Herry : "Y a danse à rondeau". Une femme de Moyenmoutier dépose en 1617 que les gens qui se trouvent avec elle à un sabbat se déroulant sur la Haute Pierre "dansaient au son d'une fifre à rebours", et qu'ils étaient "tous masqués". L'expression à rebours et le dernier détail ne sont pas à négliger dans le climat de travestissement -faux mariages par exemple- qui est propre aux Bures."

       Deux mots d'explications à l'intention du lecteur moderne, qui ne voit peut être pas ce qu'il y a de mal à danser en rond : ce n'est évidemment pas le fait que les rondes se dansaient en rond qui fournissait matière à reproche, mais le fait qu'elles comportaient autant de changements de partenaire que de changements de figure, avec tout ce que cela impliquait d'incitations.

       L'organisation des Bures est clairement entre les mains des jeunes gens du village, qui disposent ainsi d'un pouvoir certain sur l'organisation des mariages. En préparant la fête, ils décident quelle jeune fille ils donneront à quel jeune homme. Bien sur, le Valentin et la Valentine peuvent ne pas se plaire, mais, dans un certain nombre de cas, il en résultera un vrai mariage. Schéma surprenant pour nous, qui avons tendance à former, des temps anciens, l'image d'un vénérable Pater Familias qui choisit l'époux de sa fille.

       Il s'agit donc d'une sexualité jeune.

       Est-ce pour autant une sexualité libre ? Là, je me permets d'être sceptique, car la liberté, c'est la liberté de dire oui mais c'est aussi la liberté de dire non.

       Les Bures sont conçues pour que les jeunes gens passent outre leurs réticences. Dans ses formes "modernes" (18 ème et 19 ème siècles) , ce n'est pas fait très méchamment. On se contente de les forcer à décider vite ("Je donne le Joseph à la Marie un an durant … Tire ou bien je la reprends"). J'espère qu'il n'y a jamais rien eu de plus grave comme moyen de contrainte aux époques plus anciennes, mais je n'en jurerais pas.

       Il s'agit d'un rite d'initiation qui n'est pas du meilleur goût, mais qui a néanmoins pour but la formation d'une famille plus ou moins stable.

       Cela dit, que se passe-t-il quand les choses dérapent ? par exemple si le Joseph et la Marie font les bêtises que la cérémonie a précisément pour but de les inciter à faire ; et si, ensuite, le Joseph ne veut plus de la Marie et que celle ci est enceinte ?

       Comment ces questions se règlent, l'histoire ne le dit pas, mais j'ai bien peur qu'elles se règlent mal. Normalement, étant donné la véritable institutionnalisation de la sexualité avant mariage que constituent les Bures, et étant donné que nul ne peut empêcher le Joseph de se sentir ensuite piégé et de refuser d'épouser la Marie, il devrait y avoir beaucoup de naissance hors mariages. Or, il y en avait fort peu. Les naissances illégitimes que j'ai rencontrées à l'occasion de mon étude se comptent sur les doigts de la main, même aux époques où les pasteurs protestants avaient le droit de les enregistrer.

       Je sens là un énorme non-dit. J'ai bien peur qu'il y ait eu pas mal d'assassinats d'enfants. Il convient de noter que les enfants en bas âge étaient vraiment considérés comme rien du tout. Plus d'une fois, le pasteur les enterre en oubliant même d'indiquer leur nom.

       La cérémonie des Bures est souvent dirigée par le hodé du village, un personnage facilement accusé de sorcellerie.

       Il faudrait aussi parler des personnes évincées et de leur désir de vengeance. Dans certains villages, ce désir de vengeance était prévu et géré. Claude Seignolle a trouvé trace d'une variante où les Bures ne déroulent en deux temps : le premier dimanche, les couples se forment ; le deuxième dimanche, les Valentines dont leur Valentin n'a pas voulu se vengent rituellement et collectivement (ce caractère collectif ayant pour effet d'effacer partiellement l'humiliation : il montre à tous que la jeune fille laissée pour compte n'est pas seule dans son cas)

       Malheureusement, quand la personne laissée pour compte est un homme, la vengeance va peut être plus loin que cela. En témoigne le fait que, dans beaucoup de dossiers de sorcellerie (mais il n'y en a pas d'exemple au Ban de la Roche), les sorcières sont supposées, lors du sabbat, embrasser le derrière du diable. On a reconnu là le traditionnel "bachmoki", mais complètement déformé au point qu'on lui fait dire le contraire de ce qu'il dit. "Bachmoki", cela peut se traduire, littéralement par … bon vous avez compris ; mais en réalité, cela veut simplement dire : "Va te faire foutre ! " ; il ne s'agit donc pas d'une invitation à quoi que ce soit, bien au contraire. N'empêche que la déformation du sens n'est pas innocente : il y a eu des femmes qui ont vraiment été accusées de pratiques répugnantes, et vraiment brûlées. C'est comme si, aujourd'hui, on condamnait pour incitation à la sodomie tous ceux qui ont pu dire un jour "Va te faire foutre !". Cela ferait du monde !

       François Brignon conclut que les Bures sont probablement la résultante de plusieurs traditions culturelles :

       -       une cérémonie pratiquée en l'honneur de l'équinoxe de printemps et évoquant la course du soleil au moyen des disques enflammés
       -       un rite de passage à l'age adulte auquel étaient soumis les jeunes gens et jeunes filles, sans doute sous une forme moins édulcorée qu'au 19 eme siècle
       -       une parodie s'inscrivant dans la tradition de Carnaval
       -       une réunion populaire plus ou moins secrète et plus ou moins séditieuse, que certains baptisèrent du nom de "sabbat".




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