Georges-Jean de Veldenz meurt en 1592, et il semble que sa succession pose des problèmes difficiles, car ce n'est que six ans plus tard que son fils Georges-Gustave sera officiellement intronisé. Pour l'occasion, en ce jour de 1598, tout le Ban de la Roche est rassemblé entre fabrique et schloss. Les deux vallées sont là. Ceux de la Chergoutte sont partis de grand matin, ont franchi le col de la Perheux et se trouvent maintenant avec les autres sur la place. Un fonctionnaire du seigneur leur lit le texte préparé, en français pour être compris, car le message est important : il s'agit de savoir qui est le chef. "Comme propres subjectz, luy serez fidels et obéissans". Les villageois doivent prêter serment d'obéir à Georges-Gustave, de respecter ses lois et de vivre selon sa religion. Les villageois prêtent le serment demandé, non sans faire préciser que : "Sur cela, ont les subjets tous demandé à Son Excellence qu'on les voulait laissier et entretenir à leur ancienne droicture et coustume, laquelle chose Son Excellence leur a promise." Que de changements depuis quelques années ! Non seulement la famille seigneuriale a changé, mais la religion également, puisque le Ban de la Roche a adopté la Réforme. Otton Papelier, le curé est devenu prédicant et il doit maintenant obéissance au seigneur au lieu du Pape. Ce point de théologie réglé, les villageois continuent d'aller à la moté comme avant. Le culte luthérien ressemble assez à une messe catholique. En s'emparant du Ban de la Roche, la nouvelle religion hérite aussi de ses églises, du portrait du Christ de Belmont, des fresques représentant Sainte Odile et du tombeau du seigneur-brigand à Fouday. Le cadre général n'a donc pas changé, et le culte est toujours aussi incompréhensible, puisqu'on est passé du latin à l'allemand. Du moins pour quelques années, car, bientôt, des pasteurs parlant français viendront de Montbéliard. Un drôle d'objet a pris place dans la moté, une sorte de grande boîte avec des fermoirs et des feuilles qui se tournent. Le pasteur y enferme, dit-il, la parole de Dieu. L'ancien curé la traite avec une révérence bizarre, lui accordant plus de respect même qu'à la statue de Saint-Jean Baptiste, qui est pourtant un vrai saint, fils de Sainte Elizabeth qui plus est, et non pas un Hans de saint en forme de boîte. Quant il parle, le pasteur, au lieu de regarder ses paroissiens, regarde sa boîte à feuilles bien en face, comme pour lui demander la permission de dire ce qu'il va dire. Enfin bon, tout cela n'empêche pas de vivre. Il suffit, comme avant, d'attendre la fin du sermon pour pouvoir vaquer à nouveau à ses occupations. Il y avait des chefs avant, il y a des chefs maintenant. Ce point au moins ne change pas. Au fond de la forêt, Piercin aussi réunit ses gens pour leur faire prêter serment. C'est un haut diable, et un très ancien bourgeois du Ban de la Roche, déjà mentionné, sous la forme Pyersun, lors du recensement seigneurial de 1502, et Pirson en 1534. Tant que l'autorité bénéficiait d'une origine immémoriale, le Piercin n'avait, pas plus que les autres, songé à la contester. Que les Rathsamhausen soient les maîtres du schloss et le Pape de Rome celui de la moté, c'était une évidence qui ne se discutait pas. Mais maintenant, tout ce discute. Si les Veldenz sont des maîtres aussi valables que les Rathsamhausen, pourquoi Piercin ne serait il pas tout aussi valable que les Veldenz ? Et notre diable de se chtopfer tout seul. L'ambitieux a bien l'intention que les hommes autant que les diables lui prêtent serment d'allégeance. Et, puisqu'il est maintenant de la Confession d'Augsbourg, il se juge aussi qualifié que l'Otton Papelier pour prononcer baptêmes et mariages. En tous cas, il n'est pas plus rohou. Et tout aussi capable de faire quelques hauts gestes en disant "Je te baptise", ou "Je vous déclare mari et femme". Reste à trouver des humains qui acceptent de le reconnaître comme leur chef, et de se laisser rebaptiser et remarier par lui. Cela ne doit pas être trop difficile. Les hommes baillent une chmadrée à leur femme dès que quelque chose haye pas comme qu'ils veuyent, et il ne manque pas de femmes qui ne demandent qu'à voir leur mariage effacé.
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