table des matières, tome 2
LE SAINT JEAN BATISS



       La fois-là, au temps de la Bible, Marie eut Jésus sans être mariée. La pauvre mousotte ! Bien sur, comme le père était Dieu, les choses s'arrangèrent pour elle, mais quand même ! Il n'y a pas de quoi l'envier, pensent sans doute les femmes du Ban de la Roche, car, en matière de naissance miraculeuse, elles préfèrent nettement s'adresser à Sainte Elizabeth.

       D'ailleurs, même le grand livre du prédicant en est d'accord : Marie et Elizabeth, sont cousines et toutes deux ont, à peu près au même moment, un enfant qu'elles n'auraient normalement pas du avoir : la Marie est trop jeune et pas encore mariée ; l'Elizabeth est trop vieille et son homme vaille pu rien. On dirait que l'une est l'ombre de l'autre. Quand le prédicant lit son grand livre à la moté, les deux histoires sont tressées ensemble, et ne font qu'un seul récit.

       Mais là, toutes les femmes de Rothau vous le diront : les enfants miraculeux sont pas tous pareil. Un qui vient trop tôt apporte la honte, nam ! Au contraire, un qui vient quand on l'attendait plus, ça fait maïnté plaisir ! Et puis, faut être un peu logique quand on prie, et s'adresser au saint qui vous ressemble. C'est pas les mousottes non mariées qui prient pour avoir des enfants, c'est plutôt les femmes dont l'histoire rappelle celle d'Elizabeth.

       Donc, puisque le grand livre de la chaire a l'air de dire que Marie et Elizabeth c'est un peu pareil, on ne peut faire reproche à une bonne chrétienne de tourner ses pensées et ses demandes vers Sainte Elizabeth et son fils, même si, on l'a bien remarqué, le prédicant, comme autrefois le curé, préfère parler de Jésus et de Marie plutôt que d'Elizabeth et de Jean-Baptiste.

       A Belmont, c'est plus simple : on va simplement un peu au-dessus de la Hutte, et l'on prend un bébé sur la Roche aux Poupons.

       Mais à Rothau, on s'adresse à Saint Jean-Baptiste. C'est vraiment un haut miracle qu'il a fait en venant au monde, car maïnté, avant de naître, il n'existait pas. Quand on est capable de faire des miracles avant même d'exister, c'est plus rien de faire la même chose après sa mort.

       C'est un très très haut saint. On s'en rend encore mieux compte maintenant qu'on est protestant et qu'on a des prédicants qui ont un peu changé Dieu, et qui racontent à la moté des histoires du temps de la Bible au lieu de parler de saints du pays comme Saint Nicolas ou de Sainte Odile. Non content d'être né miraculeusement comme Jésus, Jean-Baptiste avait lui aussi des disciples, et il a même baptisé Jésus. S'il le baptise, c'est qu'il le commande. Nam qu'on a jamais vu un prédicant obéir aux voyons qu'il a baptisés !

       Habitués depuis des siècles à vénérer Sainte Elizabeth, les paroissiens sont assez naturellement portés à voir dans son fils un saint plus haut encore que ce Jésus qui n'a pas fait un seul miracle dans la vallée, mais dont les prédicants vous rebattent les oreilles, comme si les vrais saints n'existaient plus.

       Alors, Jésus ou Jean-Baptiste ? Les partisans du premier n'ont pas des mots trop tendres pour le second : aujourd'hui encore, en patois, un batiss est un vers qui ronge un fruit. Jean-Baptiste a-t-il été accusé de ronger le christianisme de l'intérieur ? Si cela se produisait, ce ne serait pas la première fois dans l'histoire. Jean-Baptiste a eu ses propres disciples, et en a peut être encore. Aujourd'hui encore, d'après ce qu'on m'a dit, existe en Irak une toute petite communauté de disciples de Jean, qu'on appelle les Chaldéens, plus ou moins assimilés aux Chrétiens par leurs voisins musulmans.

       Au Ban de la Roche, le conflit sous-jacent doit être assez intense pour inspirer des envies de déicide contre le malheureux Batiss, car quelqu'un trouve dans la Bible un prénom qu'il met à la mode : celui de Salomé, une femme du harem du roi Hérode qui s'est fait apporter sur un plateau la tête de Jean-Baptiste. C'est également l'époque ou le prénom de Babilon (Elizabeth, mère de Jean), cesse d'être à la mode.

       Et un jour, le pasteur Marmet fait acte d'autorité : il campouste de l'église la statue de Jean-Baptiste et va lui-même la jeter dans la Rothaine. Elle n'y reste pas longtemps : les paroissiennes forcent le pasteur à aller repêcher sa victime.

       Voici donc une seconde naissance miraculeuse de Saint-Jean Baptiste, né cette fois des eaux de la Rothaine, comme un bon enfant de la vallée. Avec logique, les paroissiennes iront désormais chercher leurs enfants dans une fontaine, où coule l'eau de la Rothaine. Malheureusement, ahoudé, on ne sait plus d'bell laquelle que c'est.


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