L'attente a été longue pour faire ferrer ses bœufs, et un voiturier -nous l'appellerons Claude- constate avec consternation que le soleil se couche alors même qu'il vient à peine de se mettre en route pour Belmont. Il n'a pourtant pas perdu de temps. Ce matin, dès avant l'aube, il a rempli sa benne avec la production des charbonniers du Champ de Feu. Puis il l'a dirigée vers la forge de Rothau sans attendre. Mais il a fallu un fier bran pour arriver. Puis pour décharger. Puis pour passer à la fouarique. Et là, attente interminable parmi ceux qui avaient réellement besoin de faire fouarer, et ceux qui déschmouslaient en quête de nouvelles. Le Claude a beau tourner le problème dans tous les sens, refaire mentalement sa journée, supputer comment les choses se seraient passées si tout avait été plus vite, effacer en imagination tel incident mangeur de temps, il en revient toujours au même point : la nuit tombe et il n'y a rien d'autre à faire que de se mettre en route pour regagner Belmont en passant par la Perheux. Ce fut déjà une épreuve, ce matin, que de passer en plein jour le champ du supplice. Certes, Sa Seigneurie a bien fait de débarrasser sa terre de ces jeteurs de sort. Ce n'est pas Claude qui regrettera le Dimanche Antoine et sa femme, ni la plupart des autres qui ont été chadés. Mais Sa Seigneurie ne pourrait-elle choisir un lieu de supplice plus discret ? Ce matin, les restes des bûchers étaient toujours en place, et les corps n'étaient qu'en partie brûlés. Il devait rester quelque chose des mollets de Lolla Schilling, car un renard y cherchait sa pitance. Une volée de cras picorait sur la tête de Dimanche André. Quant à la femme Zimmermann, de Bellefosse, elle paraissait encore pousser son dernier cri, lèvres absentes mais machoires grandes ouvertes, la tête plus petite que nature et les joues cuites. Et il va falloir repasser devant. Claude ne voit pas de moyen d'y échapper. La Perheux est au carrefour des deux vallées de la Seigneurie, il n'y a pas à sortir de là. S'il pouvait arriver chez lui avant la nuit … Mais non, il n'y faut pas songer. Les deux grébis sont les meilleurs animaux du monde, mais nul n'a jamais réussi à les faire hayer autrement qu'au pas. Et il est possible que Claude doive encore les ralentir s'il ne veut pas abîmer sa benne, car les chemins de montagne sont chaotiques. Les roues vont souffrir, c'est sur. Demain matin, sur que le Claude besognera réparer, et pendant ce temps, il ne gagnera rien. La gorge serrée, le voiturier se met en route. Les chemins lui paraissent plus raides que le coutume, les bœufs plus lents, les roues de la voiture plus enclines à routcher dans toutes les baisses, comme si elles étaient endiablées. La lune est pleine. Claude devrait s'en réjouir : il fait à peu près clair assez pour voir où les bœufs posent les sabots et la voiture les roues. Mais, tout à l'heure, les suppliciés aussi seront éclairés, de cette lumière de lune pleine d'ombre. Claude se promet de ne pas lever le regard sur eux mais il sait bien que, ce matin déjà, il n'a pu s'empêcher de guiner. Il faudra zigzaguer entre les restes des bûchers. Il y en a sur tout le col. Ceux de la justice ne font rien pour qu'on puisse les éviter facilement, bien au contraire. Chacun doit savoir ce qu'il en coûte d'être sauvage à son prince et à son Dieu. Cela apprend à marcher le bon chemin, disent-ils. C'est maintenant à qui hetlera le plus, des bœufs, de la voiture ou du Claude, qui est pressé d'arriver à Belmont mais pas de passer par la Perheux. La tenace odeur de chair brûlée annonce le col. La pente est plus raide. Claude laisse le premier bûcher à main droite. Un froissement d'ailes l'avertit que quelque oiseau trouve son repas, choouotte ou hibou, probablement, à cette heure ci. Une baisse plus creuse que les autres fait routcher la voiture de la hauteur de deux mains au moins. Elle penche, la roue droite plus haute que la gauche. Il va falloir la dégager. C'est au Claude de grabler. Les deux grands bœufs feront leur part d'effort quand un "Hue grébi" le leur commandera, mais pour l'instant, ils attendent indifférents. Claude creuse à la lumière de la lune, cherchant à dégager sa roue. Tout à coup, une pièce d'argent lui chet dans la main. Il la regarde bête. Ce serait donc vrai, ces histoires de trésor ? Maïnté ! Il dégage sa voiture, revient creuser, trouve une deuxième pièce. C'est alors qu'un hurlement déchire la nuit. Le Claude attrape peur, lâche les pièces, débousse sa voiture et ses bœufs. Il dégrille, court parmi là, zocke presque le pieu où tient encore le corps à demi calciné de Claude Bernard, dérange un rat qui cherchait sa pitance. Il ne peut s'empêcher de tourner la tête du côté d'où le cri a jailli. Et là, il attrape la riotte : c'est tout simplement son voisin le Colas, qui a fallu lui aussi faire route dans la nuit, et qui s'est mis à hurler en voyant les restes des suppliciés. Non seulement il n'y a pas de fantôme, mais, même, le Claude n'est pas tout seul. Il y a au moins un autre humain sur le col. Le voiturier sent tout son courage qui revient, au point même de laisser le Colas passer devant lui sans l'interpeller. Claude se sent de taille à retourner chercher le trésor, et n'a pas envie de partager. Une fois Colas éloigné, Claude retourne à l'endroit où sa voiture a routché, et creuse. Il ne croit plus aux fantômes. Il n'a pas peur des bêtes de la nuit : qui peut être sot assez pour craindre un renard ou un oiseau ? Il redoute moins encore les sorciers : c'est quand ils vivaient qu'ils étaient à craindre, se dit notre esprit fort. Le voilà donc qui grable, qui grable, mais il ne trouve plus rien, pas même les deux pièces qui lui étaient comme chues dans la main. Claude n'a plus qu'à reprendre son attelage pour rentrer chez lui. Il est ainsi, le trésor de la Perheux : à la disposition de celui qui peut grabler sans se laisser effrayer par les cris et sans s'interrompre une seule fois. Mais celui qui s'enfuit a laissé passer sa chance, même s'il revient. Il y a bien des gens qui pensent qu'ils seront capables de creuser sans s'interrompre si le trésor leur fait signe, mais on ne connaît personne qui y ait réussi.
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