Qui habitait Belmont lors des invasions destructrices liées à la guerre de Trente Ans ?
Faute de recensement systématique, nous l'ignorons, mais nous pouvons nous faire une idée approximative grace aux relevés faits par Denis Leypold, à l'occasion de ses recherches, pour les années 1612 à 1623.
Il nous indique, pour Belmont : Anthon Morst ; Bandse Claus, Gladt et Christmann ; Dietrich Hans et Marie ; Dreher Gladt ; Georg Gladi ; Gaillard Gladt et Jean ; Hans Dietrich ; Hasemann Philipp ; Jandan Monsch ; Mayer Christmann ; Metiot Diebolt ; Morri Hans ; Claus et Gladt ; Mylland Nicolas ; Schirmech Stephan ; Schmidt Claus ; Schneider Claus, Sonntag et Barbel ; Trommensschlager (Tabourin) Peter et Leonhardt.
De ces familles, nous ne retrouverons, à Belmont, au recensement de 1655, que des Schmidt, Schneider et Tabourin, et peut-être Stephan sous la forme Steff.
Une qui s'accroche à l'existence, c'est la veuve de Didier Méthiat. Elle avait été dénoncée comme sorcière par Claudette Janduru, mais elle est toujours là. Il est vrai qu'elle était accusée, avec la Neubourgeoise, d'avoir fait mourir un cheval grison du seigneur de Veldenz, accusation qui, comme nous l'avons vu, paraît avoir mis un terme à la grande vague des années 20
En revanche, nous ne retrouverons pas Nicolas Mylland. Vous allez me demander : pourquoi est-ce que j'ai souligné son nom si cette famille doit disparaître ? Hé bien c'est parce que Nicolas Mylland, alias Muller, est le probable héros de l'histoire Le trésor du Croate, que je raconte au chapitre suivant. En effet, la tradition orale est formelle : l'histoire s'est passée à Belmont, au temps de la guerre de Trente Ans, c'est pas une fiaffe et son héros s'appelait Muller, pas autrement.
Or, je ne connais aucun Muller à Belmont, à l'époque considérée, à part Nicolas Mylland. Vous allez me dire que cela ne prouve rien, puisque les noms officiels, ceux qui ont laissé des traces dans les protocoles, peuvent être différents de ceux que l'on utilisait. C'est vrai. Mon identification n'est donc pas sure à 100 % … disons qu'elle l'est à 80 %. Ce qui est déjà pas mal.
Si les 20 % manquants t'empêchent de dormir, que veux-tu que je te dise, cher lecteur ? Tu n'as plus qu'à sauter ce chapitre. En tous cas moi, j'ai ma conscience pour moi : j'ai rassemblé le maximum de documentation ; je n'y ai greffé mes propres raisonnements que de façon très minimaliste ; et je t'ai prévenu que je les faisais. Dans la plupart des autres sciences, même "dures", on jugerait cela suffisant. Il n'y a qu'en généalogie qu'on pinaille à ce point.
Voici donc le tocsin qui sonne, annonçant l'ennemi. Chacun court se mousser dans les buos, mais avant cela, quelques jeunes prennent le temps de grimper dans le clocher. Ils accèdent aux deux logements des ganguioles : Maria Magdalena, la grosse cloche de bronze ; et la petite ganguiolotte d'argent, orgueil de la moté, celle qui ne sert que le Dimanche de la Pentecôte. Cette dernière, il ne faut surtout pas que l'ennemi la hoppe. Les jeunes gens la décrochent, redescendent et l'enterrent avant de rejoindre les autres fuyards.
Les kayserlicks envahissent le village. L'église est pillée et les vases de communion enlevés. Mais Maria-Magdalena reste à sa place. Elle est en bronze, c'est à dire que sa valeur est jugée faible par nos pillards. Ils ne savent pas (ou bien ils s'en foutent) qu'après la cloche d'argent (mais elle est hors concours) Maria-Magdalena est, de toutes les cloches de la vallée, celle qui a le plus joli son.
Les habitants sont rattrapés, et beaucoup sont tués. Parmi eux, les jeunes qui avaient enterré la cloche d'argent.
Celle-ci ne sera jamais retrouvée, mais on dit que, parfois, en se promenant aux alentours de Belmont, on entend son guinglement merveilleusement cristallin : elle appelle à la moté les gens morts du Ban de la Roche. Celui qui entend la cloche d'argent est assuré d'une vie entière de bonheur.
Mais il ne sert à rien de la chercher.
Elle est enfouie près de La Hutte, un hameau de Belmont, dans un pré, et parfois, à la noire nuit, de petites lumières indiquent son emplacement. Mais elles s'éteignent quand on approche, et tous ceux qui ont creusé se sont fatigués en vain.
Et c'est justice. Les gens morts, dans leur monde souterrain, ont bien le droit d'aller à la moté, et d'y être convoqués par leur belle ganguiole. Elle a été fondue dans de l'argent de leurs mines, payée au prix de leur sueur et soustraite à l'ennemi au prix de leur sang.
TEMOIGNAGE
Dans son livre autoédité intitulé Historique des Communes du Ban de la Roche - Belmont, Léon Kommer témoigne être monté en personne dans le clocher de l'église de Belmont, et y avoir vu, outre la cloche de bronze Maria Magdalena dans son logement, un autre logement pour cloche, vide et plus petit.
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TABLEAU GENEALOGIQUE ASCENDANT DE LA LEGENDE DE LA CLOCHE D'ARGENT
(Comme les gens, les légendes naissent, elles se marient, et elles ont des enfants, c'est à dire qu'elles se combinent à d'autres pour donner une autre génération de légendes ; les légendes-filles gardent une partie, mais jamais la totalité, du "matériel génétique" des légendes-mères, puis, elles le recombinent chacune à sa façon. La légende de la cloche d'argent en est une illustration. Nous avons tracé son tableau ascendant selon les meilleures méthodes généalogiques et nous lui offrons bien sur une numérotation SOSA dont elle porte le numéro 1, son père le 2, sa mère le 3, etc…
Génération 11 la génération 1 est la version actuelle de la légende, à savoir : l'église de Belmont a autrefois possédé une cloche d'argent qui ne servait que pour la Pentecôte (la cloche de bronze nommée Maria-Magdalena servant pour les occasions ordinaires) ; l'ennemi ayant envahi le village, cette cloche fut cachée par les jeunes gens du village aux alentours de la Hutte ; les jeunes gens qui l'avaient enterrée furent parmi les tués, si bien que l'on ne sait plus exactement où la cloche est enterrée ; et d'ailleurs, il y a peut-être des esprits gardiens qui veillent à ce qu'elle ne soit pas retrouvée, puisque les petites lumières qui en indiquent l'emplacement s'éteignent quand on approche ; mais il arrive qu'on l'entende, à la Pentecôte, appeler au culte les anciennes populations de Belmont ; cela porte bonheur pour toute une vie de l'entendre
Génération 22 le père de la cloche d'argent est la notion de trésor minier ; la cloche d'argent en est un, à coup sur : elle est enterrée près de la Hutte, donc près du filon Sainte Elizabeth ; elle a ses esprits gardiens, qui ne sont pas toujours aussi mignons que les petites lumières (voir le chapitre Un Wolf à la mine); à signaler qu'elle a aussi des frères et sœurs dans d'autres régions minières ; il y a des endroits où l'on raconte que les nains ont des pelles et des seaux en argent ; au Ban de la Roche cependant, il serait invraisemblable de les imaginer utiliser de l'argent pour des objets aussi prosaïques, car l'argent, bien que présent, y était très rare ; c'est pourquoi on l'a réservé à la cloche de l'église
3 la mère de la cloche d'argent est le conflit religieux dont Belmont est le théâtre ; comme nous l'avons vu, il s'agit d'un ancien lieu de pèlerinage païen puis catholique, dont la conversion au protestantisme a probablement été problématique ; l'histoire nous le dit clairement : il y avait à Belmont deux cloches qui ne fonctionnaient pas ensemble ; or la cloche, c'est le symbole de l'autorité de l'Eglise ; autrefois, elles commandaient la plupart des gestes de la vie : lever, retour des champs, etc … qui plus est, la cloche c'est l'autorité de l'Eglise, ou mieux : son pouvoir de persuasion ; c'est son message qui entre dans les têtes et y fait son chemin ; tout le monde aime entendre les cloches, même ceux qui n'apprécient pas tout, loin de là, dans le message de l'Eglise ; donc, pour nous résumer : à Belmont, il y avait deux autorités religieuses (deux cloches) et celle du pasteur (celle des dimanches ordinaires) ne valait pas l'autre, loin de là.
Génération 34 un trésor minier, c'est d'abord un trésor matériel ; normalement, l'argent est fait pour être converti en monnaie ; le fait qu'il soit transformé en objets (et parfois même, mais ce n'est pas le cas à Belmont, en objet aussi prosaïques que des pelles et des seaux) nous montrent que l'argent ne valait plus rien, qu'on était en période d'inflation ; il y a donc l'idée de trésor perdu, au sens où, du fait de l'inflation, on peut avoir des pièces d'argent plein ses coffres et pourtant n'avoir pas grand chose ; l'idée de trésor perdu est ensuite exprimée autrement (la cloche qu'on enterre et qu'on ne retrouve pas)
5 le trésor minier est aussi spirituel ; les pièces d'or et d'argent qui coulent d'un coffre, c'est comme le paradis qui coulerait sur la terre ; d'où la facilité avec laquelle le thème du trésor minier va fusionner avec le thème du paradis pour donner la légende de la cloche d'argent
6 s'agissant du conflit religieux : puisqu'il y a conflit, c'est qu'il y a deux religions ; ce qui pose la question de savoir quelles sont les croyances que le protestantisme a supplantées ; en tous cas, s'agissant du monde des morts, il était souterrain et présenté sous un jour optimiste : on y va à l'église, c'est donc un paradis (plus ou moins orthodoxe) ; et d'ailleurs, l'endroit où la cloche d'argent est enterrée est proche de la Pierre aux Poupons, sous laquelle on entend rire les enfants à naître ; sous ces bonnes pierres, en collant l'oreille, on entend aussi chanter des sources, ce qui promet un paysage riant ; tous ces éléments se combinent pour placer tout un paradis souterrain aux alentours de la Roche aux Poupons, et peut être sous la protection du Dieu des Hautes Pierres ; l'ancien Belmont, le Belmont heureux, n'est donc pas détruit ; il est simplement enterré
7 malgré le conflit, l'ancienne religion trouve toutefois une possibilité de convergence avec le protestantisme, convergence qui se fait autour de l'idée de Pentecôte ; la Pentecôte, fête de la descente de l'Esprit Saint, est la plus abstraite des fêtes chrétiennes, ce qui est plutôt un avantage : on a toujours plus de chances de trouver des points de convergences dans les grandes lignes que dans les détails.
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TABLEAU GENEALOGIQUE ASCENDANT DE LA LEGENDE DE LA SOURCE ENGLOUTIE
Génération 11 La génération 1 est la version actuelle de la légende, à savoir : un mineur vint trouver un paysan de Belmont en lui disant : "J'ai une source au fond de ma mine ; si tu me donnes un pot de vin , je peux la faire couler de façon qu'elle irrigue ton champ" ; le paysan ne crut pas que le mineur pût vraiment diriger la source comme il voulait ; il crut que celle-ci coulerait de toutes façon dans son champ, qu'il payât ou non ; il refusa donc le pot de vin ; le mineur, furieux, dirigea l'eau de la source de façon qu'elle rentre sous terre ; on peut l'entendre couler en collant son oreille au sol.
Génération 2 2 le père de cette source est la notion de trésor minier ; à coup sur, notre source est sœur de la cloche d'argent ; dans les deux cas, nous sommes à Belmont, près des mines ; dans les deux cas, il s'agit d'un trésor minier : la cloche d'argent est faite avec l'argent des mines, cependant que la source jaillit de ces mêmes mines ; dans les deux cas aussi, ce trésor rentre sous terre, et devient inaccessible pour les habitants de la surface du sol ; en revanche, il contribue au bonheur du Belmont souterrain.
3 la mère de la légende de la source est le conflit entre les deux populations qui se partagent Belmont : mineurs d'une part, paysans d'autre part
Génération 34 un trésor minier, c'est d'abord un trésor matériel ; tel est bien le cas de notre source, qui aurait arrosé le champ du paysan et augmenté ses récoltes s'il avait su mieux traiter avec le mineur ; ce côté matériel est à comprendre au premier degré : notre précieux et habituel témoin, Léon Kommer, est descendu au fond d'une vieille mine et y a bien trouvé des pierres barrant le chemin d'une source
5 le trésor minier est aussi spirituel ; la source qui coule est un attribut du paradis ; ce paradis serait terrestre si le paysan avait su faire ce qu'il faut pour que le mineur ne renvoie pas la source sous terre ; et l'erreur du paysan est de nature morale : il n'a pas voulu payer le prix modique que le mineur lui demandait pour son trésor ; la source arrose maintenant le monde souterrain ; elle est perdue pour les habitants de la surface du sol ; du moins provisoirement, puisque le monde d'en bas sera un jour le leur ; ils y retrouveront la source, les prés qu'elle arrose, et la petite église où les appellera le son de la cloche d'argent ; globalement, donc, la légende est consolante et raisonnablement optimiste
6 le conflit entre mineurs et paysans est matériel : il consiste en divergences d'intérêts économiques
7 mais c'est aussi un conflit tenant à la différences de leurs natures ; le paysans est un être humain normal ; pour le mineur, ce n'est pas certain ; il appartient quelque peu au monde souterrain, c'est à dire à l'autre monde
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TABLEAU GENEALOGIQUE ASCENDANT DE LA LEGENDE DU TCHE DE MINE
Génération 1 : la génération 1, c'est la version actuelle de la légende, racontée en ces termes dans le polycopié Hazemann :
1 " Le travail à la mine est terminé depuis longtemps, mais la voiture de minerai ne peut trouver le repos ; une fois par an, au cours d'un soir d'été, la voiture parvient à franchir l'ouverture de la mine. Avec une rapidité sans pareille, elle dévale la côte en direction de La Hutte dans un fracas semblable au bruit du tonnerre ; il est temps de rentrer, car la voiture (en patois lo tché dé mine) approche. Elle s'arrête à la première maison du village et jette alors un appel de détresse. Puis elle fait le tour du village. Malheur à quiconque se trouve sur son passage. Il est obligé de suivre la voiture, en courant à perdre haleine, et de rester dans la mine jusqu'à son prochain voyage."
Génération 2 :
2 le père de cette légende est la notion d' esprit gardien ; notre voiture a quelque chose de très effrayant ; et pourtant elle garde l'entrée du sous sol de Belmont et de ses trésors : la cloche d'argent, la source enterrée
1 la mère de cette légende est la notion de Mesnie Hennequin ; comme la Mesnie Hennequin, le tché de la mine se caractérise par ses bruits grinçants, son allure endiablée, et par le fait qu'il entraîne à sa suite celui qu'il rencontre ; il est même possible qu'il l'entraîne à sa suite par fascination, comme dans certaines versions de la Mesnie Hennequin ; en effet, la mine, c'est aussi le sous-sol de Belmont et ses trésors ; en nous présentant le gardien du seuil sous un jour aussi négatif, cette légende nous invite à rester à la surface du sol, dans notre monde d'humains.
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