A l'heure-ci, les kayserlicks occupent Belmont et imposent à la population de loger des garnissaires. Ce sont des brutes et des pillards, et le pire d'entre eux est leur officier, un Croate qui loge à la Hutte chez un habitant nommé Muller. Si l'histoire est authentique -et, d'après la tradition orale du Ban de la Roche, elle l'est - il nous faut chercher un Muller à Belmont à l'époque considérée. Le seul que j'ai trouvé est celui que l'on appelle aussi Nicolas Mylland. Il a perdu un fils dans les procès de haxellerie ; par ailleurs, j'estime qu'il est le père d'une fille nommée Mougeotte (Marguerite). En effet, dans quelques années, une Mougeotte Milan va épouser Georges Marchal, qui l'emmènera vivre à Trouchy. La jeune fille est appelée indifféremment, dans le même acte, Mougeotte Milan ou Mougeotte Colin, ce qui s'expliquerait si elle avait un père nommé Milan et prénommé Nicolas (diminutifs : Colas, Colin). L'on se souvient qu'au Ban de la Roche, le prénom du père devient parfois le nom de famille de l'enfant, ou tout au moins son alias ou son surnom. Compte tenu de ce contexte, je tiens Colin (ou Colas, ou Nicolas) Myllandt (ou Müller) pour le père très probable de Mougeotte Myllandt-alias-Colin, le faisceau d'indices me paraissant suffisant même s'il n'y a évidemment pas d'actes de baptême remontant à 1602, date approximative de la naissance de Marguerite. Comment se débarrasser du Croate ? Muller réussit à convaincre son hôte qu'un trésor est caché tout près. Ce n'est d'ailleurs pas faux : nous sommes à la Hutte, à deux pas du filon Sainte-Elizabeth et de son mythique minerai d'argent. "On l'ira kiorer à la noire nuit. Dis rien aux aut', ou ben faudra faire des portions." La nuit tombée, les voici en route. Muller porte une pelle et une pioche, l'officier une lanterne. "On y est. Viens totci. Faut grabler." Et Muller de creuser. L'officier tient la lanterne. "M … on … on … !" Tu dois savoir, cher lecteur, que M … on … on … !, c'est la moitié de Mon Dieu, et c'est la manière Ban de la Rochoise d'exprimer une intense surprise, ou toute autre émotion pas forcément bien définie, sans prononcer en vain le nom du Seigneur. "Aga ouar !" Le doigt de Muller désigne des reflets, et le son de sa voix donne l'impression d'une découverte majeure. L'officier se penche pour mieux voir. Sur les bords du trou, la lanterne accroche parmi là des lumièrottes, soit qu'il s'agisse du reflet de sa propre flamme, ou de celui de la lune, ou même, allez savoir ! d'une schlaouye de minerai d'argent, car il y en a à la Hutte. Le trésor est à portée de main ! L'officier n'y tient plus. Il écarte Muller, prend lui-même la pioche en main, et creuse avec tant d'excitation qu'il sent à peine le coup qu'il vient de recevoir sur la tête. Un second sehoo le couche évanoui au fond du trou. Muller le recouvre de terre. Il joue de la pelle tant qu'il peut et tasse la terre avec ses boquions. L'officier est enterré vivant. Depuis ce jour, l'endroit s'appelle le Champ du Croate. Le lendemain matin, Muller prévient les hommes de troupe : "On a v'nu y bailler un protocole à la noire nuit. I m'a pas dit quoi que c'est. Il a sauté sur son ch'va vers le Val de Villé. Il a dit qu'vous y haillez tous." D'après ce qu'on en dit, les soldats le crurent et ils quittèrent la vallée.
|