Parmi les habitants de
Bémon, il n'y a pas que des
gens, des mineurs, et des diables, il y a aussi des
wolfs. Ils ne sont pas mieux lotis que leurs voisins des autres espèces, et souffrent eux aussi de la dureté des temps.
En ce terrible hiver, un
wolf qui descendait du Champ de Feu par le chemin des chartons avait si faim et si froid qu'il se résolut à descendre dans le filon Sainte-Elizabeth.
En général, il se tenait aussi loin que possible des hommes, comme le lui avait
aperné son père, un très vieux
wolf dont les conseils de prudence étaient probablement avisés, puisque, justement, ils lui avaient permis de devenir un très vieux
wolf. Mais que peut la prudence quand des bandes d'hommes enragés ravagent la contrée ? Il faut manger d'abord ! Ce n'est qu'ensuite qu'on songe à se garer des
sehoos !
Et là il faut bien reconnaître, se dit l'affamé, que c'est en se rapprochant des hommes que l'on a le plus de chances de se mettre quelque chose sous la dent.
La fois-là, en un temps devenu maintenant légendaire, ce pouvait être une belle geline, voire même un petit cochon, au temps où de gentilles religieuses papistes se promenaient à la minuit accompagnées de petits cochons à trois pattes.
A l'heure-ci, c'est plus probablement le cadavre bien abîmé d'un homme mort de faim, comme celui-là, tenez, qui est mort devant le trou d'une
mousotte dont il guettait la sortie pour se la mettre sous la dent.
Paraît que c'est pas une fiaffe !
Tout à ces douces pensées de veaux, vaches, cochons et
gelines, le pauvre
wolf, tremblant de faim et de fièvre, renifle l'entrée de la mine ; il renifle et renifle encore, et, plus il renifle, moins elle lui plait ; l'odeur humaine est partout. Mais les entrailles de la terre sont si tentantes en cette période de froid !
Il finit par entrer et, tout en entrant, il se dit en son
patois wolf :
"
Ça me schmecke mie ! Mainté qu'une mine c'est pas une maison, mais quand même …"
Et c'est bien vrai, ça !
Maïnté qu'une mine, c'est pas une maison : les hommes n'y sont pas tout le temps et, par un hiver comme celui-ci, ils n'y sont même, en principe, pas du tout. Mais sait-on jamais …
A l'intérieur, les traces de la présence humaine sont partout. Sur les murs, des traces de coups de pics.
Parmi là, un bout d'outil cassé et abandonné, une vieille chaussure, que sais-je encore. Pour ne rien dire de l'odeur, que notre
wolf renifle d'un air de plus en plus désapprobateur. Dans un coin, une corde. Notre affamé la renifle elle aussi , et, malgré l'odeur, il la mordille. Puis il la mange.
Le voici donc pour un temps à peu près éloigné de la faim, grâce à la corde. Et du froid, grâce à la terre. Dans le demi-sommeil qui le gagne, le pauvre loup se laisse aller à rêver d'avenir :
"
J'en aurai, des histoires à raconter à ma louve, au printemps prochain !"
Certes, il y a peu de loups qui peuvent se vanter d'avoir dormi dans une tanière comme celle-là, vaste comme un palais (si on compare les dimensions du filon Sainte-Elizabeth à celles de la tanière d'un pauvre loup), chaude comme les profondeurs de la terre, avec un sol rendu (à peu près) plat par les coups de pic et des murs d'argent, (ou plutôt, mais ne pinaillons pas : des murs formés d'un minerai argentifère où brille parfois un petit éclat de métal précieux).
"Mais pas question qu'on vienne s'installer ici quand on élèvera nos wolfiots ! Ah ! là, je dis non, et pas question de discuter ! trop risqué ! on n'a aucun besoin de dormir dans une tanière aux murs d'argent, mais on a besoin de sécurité pour les petits ! D'abord s'éloigner des hommes. C'était déjà l'avis de mon père, un très vieux wolf, et un sage dont les avis méritent d'être suivis par tous ceux qui entendent devenir un jour de vieux wolfs !"
Et voilà notre pauvre bête entraînée, par son rêve, ou par son délire, dans un monde merveilleux ; un monde où l'on peut se permettre de dédaigner un palais aux murs d'argent ; un monde où l'on a sa portée de
wolfiots assis en cercle autour de soi, et où on leur raconte les exploits de sa jeunesse sous l'œil admiratif de leur mère …
Ce doux rêve fut le dernier de celui qui ne devint jamais un très vieux
wolf.
On l'a retrouvé au printemps. Qui l'a retrouvé ?
Maïnté, moi, je n'sais d'bell au juste, mais, vu l'époque et vu qu'on est à Belmont, on ne peut guère hésiter qu'entre Georges Marchal le doyen, Didier Parmentier, Nicolas Tabourin ou l'un des deux Steff. A la rigueur un Verly s'ils étaient déjà arrivés. Alors, cher lecteur, que veux-tu que je te dise de plus ? Fais ton choix ! Si c'est moi qui le fais, tu vas m'accuser d'ajouter mon grain de sel aux histoires que je transmets.
Voici donc le cadavre du loup, ou ce qu'il en reste, avec la corde non digérée à l'emplacement de l'estomac. Les hommes hochent la tête. L'un d'entre eux murmure, en son patois
welsche :
"
Ça me schmecke mie ! Mainté qu'une mine c'est pas une maison, mais quand même …"
Et c'est bien vrai, ça ! Bien sur qu'une mine c'est pas une maison, mais, pour s'approcher d'une mine, il faut déjà qu'un loup ait passé outre une grande partie de sa peur. Après cela, qui sait, c'est peut être plus rien pour lui, que d'entrer dans un village et de gratter à la porte d'une maison.
Depuis cette histoire, le filon Sainte Eizabeth est devenu le Trou du Loup. Le
chemin des chartrons, qui passe tout près est devenu le
chemin du wolf. D'ailleurs, ça servirait à quoi de continuer de l'appeler le chemin des chartrons, puisqu'il n'y passe plus de voitures ?
Il faut éviter d'y passer quand il fait nuit. On peut être suivi par le fantôme du loup. Parfois même, c'est encore pire : il est là avec toute sa portée de
wolfiots, et c'est toute une compagnie de paires d'yeux luisants qui vous suivent, vous précèdent, font cercle autour de vous, s'écartent pour vous laisser passer, puis, referment les rangs derrière vous comme pour vous couper la retraite.
Mais ils ne sont pas si
sauvages qu'on pourrait croire. Si vous avancez fermement au milieu d'eux, ils s'écartent. Ils n'ont jamais tué personne, en tous cas, pas en le mordant. Mais bien sur, si l'on comptait tous ceux que la peur a perdus dans la neige ou fait
choir dans une
baisse, …
TABLEAU GENEALOGIQUE DESCENDANT D'UNE LEGENDE
(comme les gens, les légendes naissent, elles se marient, et elles ont des enfants, c'est à dire qu'elles se combinent à d'autres pour donner une autre génération de légendes ; les légendes-filles gardent une partie, mais jamais la totalité, du "matériel génétique" des légendes-mères, puis, elle le le recombinent chacune à sa façon. La légende du loup fantôme en est une illustration. Nous avons tracé son tableau descendant selon les meilleures méthodes généalogiques.)
Génération 1
- en période de guerre et de famine, un loup est trouvé mort de faim dans une mine appelée "filon Sainte-Elizabeth" ; il semble que ce soit une histoire vraie ; le détail de la corde ne s'invente pas
- dans l'imaginaire des habitants de Belmont, le filon Sainte Elizabeth, qui n'était sans doute qu'une mine de fer, tend à se combiner avec le souvenir d'une mine d'argent, qui était sans doute distincte du filon Sainte Elizabeth mais qui a bien dû exister quand même puisque le seigneur de Veldenz a un temps frappé sa propre monnaie
Génération 2
- on prend les histoires de la génération 1, qui semblent bien être des histoires vraies et non des légendes ; on les combine entre elles
- et on les combine encore avec le fait qu'autrefois, les mines, surtout les mines de métal précieux, étaient gardées par des esprits gardiens de trésors. Une fois ces éléments bien mélangés, c'est le loup lui-même (devenu loup-fantôme, ou, mieux encore, bande-fantôme de plusieurs loups) qui devient l'esprit gardien
- on combine encore tout cela avec le fait qu'au Ban de la Roche, toutes sortes de fantômes prennent la forme d'un chien aboyant et terrifiant
Résultat combiné de tout ce qui précède : l'esprit gardien du filon Sainte Elizabeth prend la forme d'une terrifiante bande de loups fantômes.
Génération 3
- on prend l'aboyante et terrifiante bande de loups fantômes de la génération 2
- et on la combine avec le fait qu'en pays minier (voir l'extrait du Petit Albert que j'ai reproduit) les légendes présentaient les esprits gardiens de trésors comme plus terrifiants que vraiment dangereux ; allez savoir pourquoi ! remarquez que, si l'on voulait que les mineurs aillent faire leur travail, il ne fallait pas les effrayer au-delà d'un certain point
- et l'on combine encore tout cela avec le fait qu'un Bandelarochois qui se trouvait dehors à la nuit courait le risque, non seulement de se sentir suivi par toutes sortes de choses, mais encore de se perdre ou de faire une mauvaise chute
Résultat après avoir bien touillé : la bande de loups fantôme menace mais n'attaque pas ; ce qui ne veut pas dire qu'elle soit absolument inoffensive puisqu'elle peut provoquer un accident au voyageur.
Génération 4
Les éléments que nous avons vu se combiner au fil des générations 1, 2 et 3, peuvent aussi se dissocier apparaître séparément et se recombiner de toutes sortes de façons :
- il y a, au Ban de la Roche, des esprits gardiens de trésors qui ne sont pas une bande de loups ; exemple : le Diadelé des Pierrechattes ou le tché de la mine
- il y a, au Ban de la Roche, des chiens effrayants qui ne sont pas l'esprit-gardien du filon Sainte-Elizabeth ; exemple : celui qui a sauté sur Pierre Kommer et dont Balthazar Kommer n'est venu à bout qu'en faisant appel à tous ses talents de sorcier
- il y a encore, au Ban de la Roche, plusieurs esprits qui semblent vous barrer la route mais qui s'écartent bien gentiment si vous avancez avec fermeté ; ce en quoi, bien que n'étant pas eux mêmes spécialement des esprits miniers, ils imitent les esprits gardiens de trésor ; voir plus loin plusieurs histoires de ce type transmises par le pasteur Oberlin
- le lieu-dit la Hutte a tendance à attirer tout ce qui est mystérieux ; outre le loup fantôme, c'est là qu'il y a la Roche aux Poupons ; c'est aussi la qu'est enterrée la cloche d'argent ; et que l'on risque de rencontrer le tche de la mine
Génération 5
On peut également obtenir toutes sortes de combinaisons. Les esprits peuvent changer de caractère ; de négatifs, ils peuvent devenir positifs.
Par exemple, la cloche d'argent de l'église de Belmont présente beaucoup d'éléments communs avec la légende du Wolf, mais en beaucoup plus positifs. Ces éléments communs (ou ressemblants) sont les suivants :
- dans les deux cas, nous sommes à Belmont, et plus précisément au hameau de la Hutte
- dans les deux cas, il est question d'argent (la mine d'argent ; la cloche d'argent)
- dans les deux cas, il y a un esprit gardien (l'un relativement facile à décrire, à savoir la bande de loups ; l'autre nettement plus difficile à cerner, car en réalité aucune légende ne dit que la cloche d'argent a son esprit-gardien ; mais il faut bien supposer qu'elle en a un de particulièrement efficace, puisque nul ne l'a jamais retrouvée)
- dans les deux cas, il arrive que cet esprit-gardien prenne la forme de lumières dans la nuit ; jolies petites lumières dansantes dans le cas de la cloche d'argent ; yeux menaçants d'une bande de loups dans l'autre cas
- enfin, il importe de noter que la cloche d'argent aurait tout à fait sa place dans la mine d'argent de Belmont, supposée gardée par le loup ; d'abord, parce qu'il est probable que la jolie cloche a été fondue dans du minerai provenant de cette mine ; ensuite parce qu'il faut savoir que les mines, à l'époque, même petites, avaient en général leur chapelle, car, vu les dangers auxquels ils étaient exposés, les mineurs avaient de sérieuses raisons de prier ; par exemple, à Sainte Marie aux Mines, on peut "visiter" la "chapelle" d'une toute petite mine d'argent ; cette "chapelle" n'est en fait qu'un recoin du boyau dans lequel on a vaguement sculpté un semblant d'arc ogival ; elle est donc vraiment plus que petite mais enfin : c'est une chapelle à part entière ; les lieux saints, ça ne se juge pas au poids ; les prières étaient sans doute bien plus intenses dans une petite chapelle minière que dans le confort des des chapelles royales ; donc, si nous supposons que la mine d'argent de Belmont avait une chapelle (chapelle d'argent ou, du moins, chapelle excavée dans du minerai argentifère), il est assez logique que cette chapelle ait maintenant pour cloche la cloche d'argent
La façon dont les légendes peuvent se combiner est infinie ; si l'on cherche à compter le nombre de trésors enfouis à la Hutte, on trouve :
1) un trésor humain (les poupons que les mères peuvent venir chercher à la Roche du même nom ; ne dit-on pas à un enfant "mon trésor" ?) ;
2) le trésor spirituel symbolisé par la cloche d'argent ;
3) le trésor économique d'un Belmont de la Roche autrefois riche de son activité (cette activité étant pour beaucoup la fabrication du charbon de bois ; ce charbon était évacué par le chemin des chartrons ; l'inaccessibilité de la richesse économique perdue d'autrefois est symbolisée par l'inaccessibilité du chemin des chartrons, devenu chemin du Wolf, où l'on ne s'aventurait pas volontiers) ;
4) trésors (bien modestes) enterrés par de pauvres gens en période de guerre ;
5) trésor minier ; mais il faut souligner que le trésor minier le plus important, à savoir la mine d'argent, était probablement distincte du filon Sainte Elizabeth ; l'imaginaire populaire a donc opéré un déplacement, comme sait les faire le Diadelé des Pierrechattes : il y a bien eu une mine au filon Sainte Elizabeth ; et il y a bien eu une mine d'argent à Belmont ; mais il semble qu'elles aient été distinctes, au moins au plan matériel ; cependant, l'imagination a souhaité les grouper ; donc, le wolf qui garde le chemin du même nom garde en fait de nombreux trésors et pas un seul
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