"Mon …on…on ! quel drôle de Hans !"

       Le Gruson est si perplexe qu'il a en bien failli, sous l'effet de la surprise, prononcer en vain le nom du seigneur notre Dieu, ce qui est formellement interdit par le troisième commandement.

       Heureusement, il a su s'arrêter à la première syllabe. C'est à cela qu'on distingue un bon luthérien d'un catholique incapable du moindre contrôle de soi.

       Vous vous souvenez du Gruson, j'espère. D'après les protocoles de la justice, ce diable était l'amant de Madeleine Thon, une femme qui a laissé une nombreuse descendance. C'est donc le possible ancêtre d'une bonne moitié du Ban de la Roche, aussi vrai qu'on descend plus souvent de l'amant de sa mère que de son mari.

       Donc, cher lecteur, voici mon, voici ton, voici notre, voici leur possible ancêtre bien attrapé.

       Comme tu le sais sans doute, les diables du Ban de la Roche font, comme tout un chacun, garder leur vache par le hodé communal. Ils se rendent au bout du village le matin, lors du passage du troupeau et là, tout simplement, leur vache prend place parmi les autres.

       Le hodé se rend-il compte qu'il a une vache de trop ? C'est possible, mais après tout, c'est mieux que s'il en manquait une. Du moment qu'une varie paie honnêtement ce qu'elle doit, à la Saint Jean d'été et à la Saint Michel, en faisant guingler au bout de sa corne la piéçote qui constitue son paiement, le berger la prend en charge. Il n'est pas là pour compliquer l'existence de ses voisins, surtout quand ces derniers ont les moyens de compliquer la sienne par leurs diablereilles.

       Comme chaque matin, donc, le troupeau se constitue à peu près sans aide humaine. Les bêtes, qui connaissent le chemin, prennent leur place dans la file quand celle-ci passe à proximité de leur chtaille. Voici la vache du maréchal-ferrant. Voila celles du bourreau et de ses aides (la justice se tient à Waldersbach). Et voici encore comme on passe devant le moulin, plusieurs varies appartenant à autant de branches de la nombreuse et prospère famille des meuniers Caquelin. Le hodé , un nouveau, les compte, leur examine les sabots, leur donne une tape amicale. Manifestement, il connaît chacune des varies , les aime, et tient à les rendre en bon état.

       Voilà qui ne fait pas l'affaire du Gruson, d'autant que le neuf hodé , quoique jeune, n'a pas l'air d'un plaisantin. Il porte la barbe, il est habillé à la manière anabaptiste, il ne jure pas, il boit de l'eau et, lorsque les soins aux bêtes -car il se mêle de les soigner- lui laissent quelque répit, il ouvre la Bible.

       Gruson comprend que, s'il s'approche trop, il a plus de chances de subir un sermon que de réussir à introduire en douce sa vache dans le troupeau.

       Quand on pense que, chez nos voisins catholiques, les hodés gardent toutes les varies sans distinction, et qu'ils célèbrent même les mariages fictifs lors des Bures ! En voilà nam qui savent vivre et s'amuser ! Au lieu de cela, au Ban de la Roche, c'est des apôtres qui vous serrent la vis chaque jour un peu plus et qui donneraient bien au pasteur des leçons de Bible !

       Le Gruson passe son chemin d'un air dégoûté, songeant à se faire papiste.

       Le jeune hodé s'appelle Jean Sommer. Il est né vers 1670 à Summiswald, dans le canton de Berne, et il est arrivé enfant dans les bagages de son père Ulrich. La famille arrive au Ban de la Roche peu d'années après la naissance de Jean, puisqu'Ulrich Sommer épouse en secondes noces Catherine Kommer le 2 février 1696 à Waldersbach. La famille est donc arrivée entre 1670 et 1693. Plus précisément, il est vraisemblable qu'elle est arrivée peu après 1671, car il y a eu cette année là une recrudescence de persécution qui a précisément touché Summiswald (Canton de Berne, Suisse), village d'origine de la famille.

       Nous savons donc à peu près de quoi l'on parle chez les Sommer. On se raconte la grande persécution, bien sur. Les détails en figurent plus loin, je donne l'extrait du Martyr's Mirror qui concerne cet épisode, que les Sommer ont sans doute vécu.

       Et, comme ils sont de Summiswald, il est probable qu'ils parlent aussi de leur martyr, Jean Haslibacher, décapité lors d'une précédente persécution en 1571.

       Comme on allait le tuer, Haslibacher annonça que trois signes témoigneraient après sa mort de son innocence : sa tête irait se placer dans son chapeau et se mettrait à rire ; le soleil deviendrait rouge ; l'eau du puits du village également.

       Ces signes se produisirent. Avant de mourir, Haslibacher avait prié pour le salut de ses bourreaux, car non seulement un anabaptiste ne doit pas chercher à se venger, mais il ne doit même pas prier Dieu de punir ceux qui le frappent.

       Autres sujets de conversations probables : les mariages mixtes et la nature des relations à établir avec le reste de la société.

       Une partie de la communauté est fort tentée de se replier sur elle-même et elle a quelques raisons pour cela : nombre de fugitifs ont été abandonnés par leur conjoint calviniste, qui fut bizarrement autorisé par son Eglise à se remarier ou à prendre un autre compagnon (apparemment sans mariage !!!).

       On ne peut donc trop en vouloir à Jacob Amman, la grande gueule de la communauté, de prôner une séparation totale. Il habite Sainte-Marie aux Mines. Il se sépare du reste de la communauté, qu'il juge laxiste, et fonde le mouvement Amish, qui existe toujours aux Etats-Unis.