table des matières, tome 2
DANS LA FORET DE NEUVILLER



       Voici quelques décennies que le sire Piercin et les bourgeois de son ban se faisaient invisibles.

       Certes, le haut diable est en général assez partisan d'envoyer ses jeunes diadelots apprendre la sauvagereille auprès des humains, mais pas au point d'y prendre un mauvais coup. C'est pourquoi, pendant la guerre des Suédois et les années qui suivirent, il eut meilleure aise à se trouver ailleurs des oies à fouarer. On besognait alors une fière prudence. Un jour qu'elle kiorait de l'herbe pour ses lapins vers les parcours de Belmont, la diadelotte Joliatte avait failli se faire violer. Le Gruson avait échappé de peu à une bande de Bon d'la de kayserlicks qui voulait lui faire dire où ce qu'était moussé son magot. Des ouets bêtes. Il en avait eu les poils de la queue roussis. Aussi, le haut diadelé décida-t-il de faire comme les neyouz, et d'éviter le contact avec les humains pendant quelque temps.

       Cependant, en ces années 1670, il fait une tentative pour ressortir. Justement, dans les buos de Neuviller, il croise souvent Georges Nicolas Georges. Le jeune homme vient d'une famille que Piercin connaît bien, qui lui fournit des haxes depuis plus de cinquante ans. Et le Georges est justement en train de faire des bêtises : il chtraffe du bois.

       Voici donc le Georges qui entend derrière lui un craquement, comme un buo dont le tronc se fendrait en deux. Lorsqu'il se retourne, un Hans en noir rhabillement vient vers lui et lui dit de ne pas avoir peur : s'il veut le suivre, il lui baillera de l'argent. Georges est d'accord : l'argent, il en besogne. Le diable y baille 16 schillings, en promet plus. Rentré chez lui, Georges s'aperçoit qu'il ne s'agit que de feuilles de chêne.

       Il n'empêche que la scène se reproduit quatre jours après, au même endroit.

       "Qu'ê qu'te débroilles ?" demande le Diable.

       "J'kiorons de buo pour un tonneuiller de Barr. J'l'ons promis de l' en bailler cent perches pour cerceaux".

       Barr, c'est, de l'autre côté du Champ de Feu, une prospère petite cité viticole, souvent en rapport avec le Ban de la Roche, car luthérienne elle aussi.

       Un Barrois ne saurait vivre qu'environné de tonneaux. S'il est vigneron, il y serre son vin. S'il est tanneur, il y met ses peaux à tremper. Sans tonneaux, le Barrois n'est bon à rien, il maigrit, dépérit et devient aussi misérable qu'un Welsche. D'où son perpétuel besoin de buo.

       Mais, vous m' direz ouar : c'est pas une excuse pour déchtraffer le buo d'autrui. Au Ban de la Roche aussi, on le besogne pour se chauffer pendant le froua. C'est vraiment peute de prendre leur bois à de pauvres gens !

       Maïnté ! Mais, si le Georges agissait bien, nam que le Diable s'intéresserait pas à lui !

       Ils s'entendent comme larrons en foire, ces deux là. Le Diable promet-il de l'argent ? Georges confirme qu'il en veuye bien. Maïnté qu'il se transforme en feuilles de chêne, encore que … On ne peut faire ce reproche à l'argent du tonnelier barrois. Celui-ci garde sa forme : de beaux et bons schillings, bien guinglants et bien trébuchants. Georges les aurait-il dans sa gamousse s'il écoutait le prédicant au lieu du Piercin ? Allons, celui-ci est trop déblâmé, il est moins laufiah que le pasteur le dit.

       "Tu travailles beaucoup", dit le diadelé.

       Piercin le sait : en disant à un humain qu'il travaille trop, il ne court aucun risque d'être contredit.

       "Tu dois pas travailler autant" poursuit-il, "mais surtout ne prie pas et ne crois pas en Dieu".

       Georges est d'accord.

       Il est toujours d'accord lorsque le Piercin, cinq jours après, revient accompagné d'une diadelotte appelée Joliatte, qu'il lui donne pour valentine. Elle lui schmecke, et tout haye bien.

       En 1674, Georges est arrêté et fait une confession. Il avoue une impressionnante série de crimes : seul ou avec d'autres, il a tué le petit Christian Lorentz, deux ans ; le garçon de Gaspard Dietrich, deux ans également ; la femme de Nicolas Martin. Ainsi qu'un jaune cheval et une rouge vache.

       Cette confession est extrêmement bizarre. Parmi les complices que dénonce Georges, nous trouvons toute une fournée de personnes qui ont été brûlées lors de la grande vague des années 20 : Catherine le Maréchal, la vieille Müschlerin, la vieille Weberin et la femme de Jean Martin, de Rothau.

       Nous trouvons aussi des noms que Denis Leypold a notés dans son relevé allant de 1612 à 1623, mais qui ont sans doute disparu peu après car ils n'apparaissent pas dans le recensement de 1655 : Jean Gaillard et sa femme, Nicolas Legrimpe et sa femme, la famille Lorentz. Or, je rappelle que la confession de Georges est de 1674.

       Comprenne qui pourra … Je laisse chacun à ses hypothèses !

       Ajoutons que Georges Nicolas Georges (Georg Claus Georg) est inconnu des registres paroissiaux. Il existe pourtant sans le moindre doute, puisque l'histoire que vous venez de lire est tirée des registres des procès de sorcellerie conservés aux archives municipales de Strasbourg.



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