Le pasteur Jean-Georges Stouber fait deux séjours au Ban de la Roche : le premier de 1750 à 1754, le second de 1760 à 1767. Véritable précurseur d'Oberlin, il mène une importante action d'alphabétisation et de diffusion du message biblique, les deux actions étant liées. Dans une lettre du 17 février 1764 adressée à Jean Schweighauser, il décrit les écoles telles qu'il les a trouvées : "A Waldersbach et à Bellefosse, il y a beaucoup de jeunesse. Comme en hiver les classes sont mieux fréquentées qu'en été, nous avons l'habitude de louer une grande pièce et d'y faire la classe. Il est vrai, à Waldersbach, il existe une petite cabane couverte de chaume qu'on appelle école, mais on peut à peine y bouger. Mais dans les autres villages il n'y en a même pas, et la classe a lieu chaque semaine dans une autre maison. Chaque fois qu'à Bellefosse le tour normal concerne une maison dont la pièce principale est trop petite (et c'est le cas de la plupart), et en plus encombrée de lits, de métiers à tisser, etc …, on loue une autre pièce. Jusque là, les enfants s'asseyaient derrière le poele et à ses pieds, dans les métiers à tisser et encore ailleurs. Ils s'entassaient à étouffer, et il était impossible d'espérer obtenir cet ordre pourtant indispensable à l'application de la bienfaisante méthode introduite récemment et d'autres dispositions que nous avons adoptées." En sortant de l'école, les habitants ne savaient pas lire : "Pour apprendre, ils n'avaient comme repère que la forme brute et la longueur globale des mots qui revenaient le plus souvent dans leurs livres. Les autres mots, ils les devinaient d'après leur ressemblance plus ou moins précise avec les premiers. Voilà comment ils lisaient, ou pour dire vrai : personne ne savait lire. Leur manuel courant était le recueil de cantiques. Ils connaissaient les mots : "Sauveur, Créateur, Seigneur, Dieu, Jésus-Christ". Mais, si on leur mettait un autre livre entre les mains, c'était pour eux comme un pays étranger où l'on ne connaît pas les gens. Lorsque les mots se ressemblaient, ils disaient "Jésus" pour "Je suis", "cœur" pour "cour", "herbe" ou "heureux" pour "hébreux", "ordure" pour "ardeur", "oiseau" pour "vaisseau", "honneur" pour "horreur". Un enfant qui épelait, t, e, m, p, s, je l'ai entendu dire "corps" parce qu'il avait entendu dire qu'après p, s, on avait prononcé le mot "corps". Stouber décide donc de reprendre les choses à la base. Pour accéder à la Bible, il faut que ses paroissiens sachent lire. Mais avant cela, pour accéder à la lecture, il faut qu'ils sachent l'alphabet. Stouber entreprend donc de rédiger un "alphabet méthodique", qu'il réussit à faire imprimer en 1762. Le principe de base est le suivant : "Je finis par faire un essai pour voir si je pouvais trouver, dans le français, un nombre suffisant de mots entièrement naturels pour en remplir au moins quelques pages. Et j'y réussis. En tête, j'ai mis ceux dont toutes les syllabes n'ont que deux lettres en commençant par la consonne (bâti, poli, vérité, félicité, générosité) : j'en ai trouvé une petite centaine. Puis, venaient ceux qui commençaient par une voyelle, mais en incluant dans leur corps le premier type de syllabes (armé, duel, obligés, allodial, artificiel). Ensuite, il y avait les mots où une voyelle seule forme la syllabe (ami, lia, avisé, épia, variété), puis ceux où la voyelle apparaît entre deux consonnes (mal, pur, formé, fatal), et enfin, ceux où les consonnes se suivent (bref, Brest, blâmé, Gibraltar). Il y avait ainsi sept chapitres couvrant sept pages et constituant la première partie de mon "Alphabet méthodique". Ce livret, les enfants devaient savoir le lire couramment avant d'être autorisés à passer à la suite. La deuxième partie, soit onze chapitres, présentait les premiers cas de prononciation divergente." Dans le même temps, Stouber dresse la liste des paroissiens qui participent à La Sainte Cène, et entreprend de leur rendre visite chez eux, pour y parler de la parole de Dieu et du sens de la vie. Quelques réticences se font jour. Certains craignent que le pasteur ne cherche à les confesser. N'oublions pas que nous sommes encore sous l'ancien régime. Le prêtre catholique est censé ouvrir ou fermer effectivement les portes du ciel selon qu'il accorde ou non l'absolution, et il arrive qu'il en abuse. Les fidèles protestants tiennent dur comme fer à leur droit de ne pas être confessés. En ces temps où nul homme du peuple ne choisit sa religion, l'absence de confession est le seul élément de liberté que le protestantisme apporte au fidèle ordinaire. Il est donc prêt à le défendre avec énergie. Mais l'attitude ouverte et aimable de Stouber montre bien qu'il recherche simplement des conversations amicales avec ses paroissiens. Le temps efface ces premières difficultés, et le Ban de la Roche éprouve une affection profonde envers celui qu'il appelle "le petit prédicant".
Un incident qui aurait pu être grave : Voici qu'un jour le vieil instituteur Jean-David Bohy s'ouvre à Strouber : "Il y a des anciens qui ne se gênent plus, et qui demandent si on leur a changé Dieu". Jean-David parle-t-il vraiment au nom des anciens, ou en son nom propre ? Regardez plus loin son tableau généalogique : Bohy, c'est la hiérarchie de l'Eglise à l'état concentré. Il est originaire de Montbéliard, où des parents à lui font partie, au plus haut niveau, des instances de l'église et sont alliés à tous les pasteurs de la région. Son père est le premier du nom à être venu au Ban de la Roche, probablement dans les bagages de Nicolas Marmet. Le petit prédicant répond : "C'est tout à fait ça. Car jusque là c'était le Dieu des ténèbres mais désormais c'est le Dieu de lumière que nous voulons servir". Heureusement pour Stouber, le vieux maître d'école ne va pas racouser auprès de ses cousins pasteurs, sans quoi Stouber aurait eu, au Ban de la Roche, les mêmes ennuis qu'il aura plus tard à Strasbourg.
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