table des matières, tome 3
QUAND LE SEIGNEUR PROPOSE DU BOIS



       Ce jour de 1762, Stouber doit présenter ses compliments à Monsieur de Régemorte, le nouveau seigneur du Ban de la Roche nommé par Monseigneur Voyer d'Argenson, Intendant d'Alsace.

       Un seigneur de sa suite, le commandant de Launay, prend Stouber à part :

       "Vous avez fait bonne impression. Profitez en pour demander l'agrandissement du chœur de l'Eglise de Belmont. Je suis sur qu'il acceptera."

       Le fier moussah !

       L'église de Belmont a été réparée il y a peu d'années et n'a, en principe, aucun besoin urgent de travaux.

       Quelques jours après, les autorités de la paroisse se réunissent autour de Stouber au presbytère de Waldersbach. Il y a là Henry Muller, ancien, et Christman Verly, receveur des biens de l'Eglise, d'autres aussi sans doute. Ils sont indignés.
"- Il est ben grand assez, ce chœur !
- veuyent nous laufier pareil qu'à Roth' !
- I veuyent hayer kiorer des papiss on n'sait d'bell d'où pour faire sept !"
       J'espère que tu te souviens, cher lecteur, que, lorsqu'il y a sept familles catholiques dans un village protestant, l'église devient simultanée, c'est à dire que les protestants doivent la partager avec les nouveaux venus.

       Dans un tel cas, le chœur, c'est à dire la partie la plus sacrée de l'église, est réservée aux catholiques. Les protestants, moins ritualistes, attachent plus d'importance à la parole de Dieu qui descend de la chaire. Donc, à l'intérieur de la moté, les hauts meubles ne fraient pas ensemble. Ceux du chœur obéissent au Pape, cependant que la chaire est de la Confession d'Augsbourg.

       D'où la stratégie de nos conjurés : on va faire en sorte que le chœur soit le plus petit possible. Le mémoire publié plus loin est très caractéristique à cet égard. Ce mémoire est accepté par le seigneur, qui prend soin cependant de préciser que les frais d'entretien assumés par le "décimateur" (c'est à dire le curé, qui perçoit la dîme) catholique seront proportionnels à la longueur du chœur.

       Ce qui veut dire que le curé et/ou le seigneur paieront au moins une partie des frais d'entretien, en plus du bois et des frais de construction. Pour la paroisse protestante, l'affaire est bonne, à condition bien sur que l'église ne devienne pas simultanée.

       La menace reste d'ailleurs lointaine : Belmont ne comporte qu'un seul catholique (d'après le mémoire ; l'identité de cet agent de Rome n'a pas été percée ; certains l'identifient au seigneur, bien que celui-ci habite Rothau). Or, juridiquement, il faudrait sept familles catholiques pour devoir partager l'église. De plus, Belmont n'est pas une ville industrielle comme Rothau : on n'y importe pas des ouvriers comme des tronces de bois.

       Allons ! la bataille n'est pas perdue.

       A partir de là, les travaux vont très vite, puisque le mémoire est contresigné le 29 juillet, et que l'église rénovée est consacrée le 5 décembre.

       Entrons dans le bâtiment. Que de bois ! Vraiment, les 24 sapins accordés par le seigneur ont été utilisés au mieux. La paroisse protestante s'est chargée des travaux. Au rez-de-chaussée, des bancs (de bois) réservés aux adultes. La jeunesse grimpe un escalier (de bois) et atteint une plate-forme (de bois) formant premier étage ou combles, comme on voudra. Partout, de longues pièces de bois. Poutres ou bancs ? Je n'en déciderai pas. Quelqu'un dit : "Aujourd'hui, nous ne dormirons pas pendant le sermon". Cette plaisanterie sera maintes et maintes fois refaite. Mais elle plaira toujours, car elle souligne une vérité : assis à mauvaise hauteur, sur le "banc" étroit, sans dossier, inégal, il y a en effet bien peu de risques de s'endormir pendant le sermon.

       Au fond de l'église, l'on raconte que certains ont vu un chœur. Sans doute cette vision est-elle un effet de la foi. Ou peut-être ont-ils visité avec un guide pour leur montrer la fameuse inscription "Terminus Chori". Enfin bon, moi, je n'ai vu d'indiscutable.

       Les bancs font face à la chaire, ils sont parallèles au mur gouttereau, c'est à dire perpendiculaires à ce qu'ils seraient dans une église catholique. Les papistes qui utiliseront peut être un jour la moté devront donc suivre la messe avec le cou tourné à angle droit. Sans compter qu'un énorme poele (de fonte) occupe tout le centre de la pièce. Il répand une agréable chaleur mais il coupe toute la vue.

       Bien joué, Stouber ! L'église de Belmont ne deviendra jamais simultanée, et, de plus, elle continuera à être entretenue par le seigneur. Le pasteur garde soigneusement le mémoire dans ses papiers. Après avoir quitté la paroisse, il le lèguera à Oberlin en attirant son attention sur son importance.


DOCUMENTS
Mémoire pour la reconstruction du Chœur de l'église de Belmont

La communauté se chargera de cette entreprise s'il plait à son Excellence, Monsieur le Directeur du pays, de lui permettre l'exécution du dessein suivant.

On donnera au Chœur la largeur, hauteur et couverture de la nef. On y placera une galerie dans le fond.

Des deux fenêtres qu'il y a présentement, l'une, dans le fond, qui est bien proportionnée, subsistera ; l'autre, qui est d'un côté, petite et nullement dans la proportion d'une fenêtre d'église, sera convertie en fenêtre haute, et toutes égales à celle de la nef.

On en fera une toute semblable vis à vis de celle-ci, du côté où jusqu'ici, pour toute ouverture, il n'y a eu qu'un trou ou fente dans la muraille.

Ces deux fenêtres se trouvant dans une distance à peu près égale avec celles de la nef, ajouteront de la symétrie à tout le bâtiment de l'église.
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En faisant ainsi un seul corps du Chœur et de la nef de cette église, on n'est nullement intentionné à déguiser ou à rendre douteuse, pour l'avenir, l'existence dudit Chœur, dont il y a trop de preuves et de monuments répandus pour que la supposition d'un pareil dessein puisse tomber sous le sens. Au contraire pour conserver exactement l'existence et les bornes du chœur, on fera tailler en pierres sur les murailles de chaque côté, à l'endroit de la séparation, ces paroles : "Terminus Chori" ; on consent même encore à d'autres marques de distinction les plus expressives qu'on pourra proposer, pourvu qu'elles fussent compatibles avec le seul et véritable dessein de la communauté de procurer aux assemblées nombreuses de cette église la place nécessaire.

Son Excellence connaît la réalité de nos besoins. S'il plait à son équité connue de nous favoriser, ce sera sans préjudice de personne, et notamment sans préjudicier en rien à la religion catholique romaine. N'y ayant jusqu'ici (qu'un ? pas un ?) habitant de Belmont qui soit de cette religion, il est difficile de présumer quand il pourra arriver que l'église catholique romaine puisse avoir à se servir dudit Chœur. Mais, lorsque le cas se présentera, elle ne trouvera, par ce que nous proposons, qu'un Chœur plus spacieux, mieux éclairé, et plus propre à tout égard au service de quelque religion que ce soit, que n'est le Chœur petit et mal ordonné d'à présent.

Si alors la galerie n'était plus de service, on pourrait la retrancher à tout moment, sans aucun préjudice du bâtiment. On ferait même une petite sacristie en retranchant une partie de la largeur du Chœur, et de quel côté qu'on voulut le faire, elle se trouverait éclairée par l'une des deux nouvelles vitres, que nous nous proposons d'y construire.

Sans doute la clémence de l'illustre seigneur décimateur et de son digne intendant est telle, qu'elle se déterminera pour l'utilité évidente et non préjudiciable de ses fidèles et très humbles sujets. Si on dit : non préjudiciable, on convient que l'entretien du Chœur sera par son élargissement quelque peu augmenté. Mais Son Excellence sait de combien petite et quasi nulle conséquence est cet objet, qui semble disparaître vis à vis de l'avantage décidé que ce Seigneur gracieux procurera à ses sujets, qui font gloire de leur attachement envers lui, et desquels il tire des revenus incomparablement plus que suffisants pour un entretien semblable. Il n'y a que la construction présente qui sera de quelques frais. Les ouvriers, qui ont demandé une somme de 378 livres pour la réédification du Chœur, tel qu'il est actuellement, se seraient servis de la même toiture, des mêmes vitres, et des mêmes pierres de taille pour les autres fenêtres, et autres choses qui y sont actuellement. Mais la communauté, par son projet, se rend toutes ces choses inutiles et augmente les frais du bâtiment pour le moins du double par cette raison. Elle ne demande pourtant pas que son illustre décimateur entre dans ce compte, elle s'en tiendra au canon demandé par les ouvriers, qu'elle abaisse même de 78 livres, se contentant pour le tout d'une somme de trois cent livres, à la non-suffisance de laquelle elle se propose de suppléer pour mettre le Chœur dans un état qui fera plus d'honneur à l'Eglise, au décimateur et à la religion catholique romaine même le cas échéant, le tout en supposant que le seigneur décimateur sera et demeurera chargé de l'entretien pour l'avenir.

Suivant l'espérance donnée par Son Excellence, elle supposera encore : que les bois nécessaires pour ce bâtiment, et consistant en 24 arbres sapins, lui seront fournis gratis dans les bois seigneuriaux..

Waldersbach, ce 29 juillet 1762.

Signé à l'original.

(x) Marque de Henri Muller, ancien
(+) Marque de Christmann Verly, receveur pour ladite Eglise
Marque (M) de Michel Bernard, juré.
Jean-Mattis Hassmann, bourguemaître.

Nous consentons à la reconstruction du Chœur ainsi qu'il est exposé dans le présent mémoire en observant de déterminer la longueur du Chœur pour servir de règle à l'entretien qui sera à la charge du seigneur décimateur ; laquelle longueur sera la même qu'elle a été ci-devant ; et, de la part su seigneur, il leur fera fournir 24 arbres de sapin pour la construction à prendre dans les forêts par les habitants sans payer de droit de bocage, et un arbre de chêne pour les (?).

Fait à Strasbourg ce 29 juillet 1762

Signé à l'original : Régémorte





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