table des matières, tome 3
LE PAYS SANS EGLISES



       Il était une fois un pays où il n'y a pas d'églises, mais seulement des apparences d'églises : elles sont si petites et si délabrées que l'on peut à peine considérer qu'elles existent. L'on n'y étudie pas la Bible, même si on fait semblant ; il n'y a pas de pasteurs, mais seulement des fantômes de pasteurs, extrêmement médiocres, et qui d'ailleurs s'évanouissent dès qu'ils trouvent un poste ailleurs ; et pas de paroissiens, mais simplement des gens qui font semblant de l'être.

       Telle est l'image que Stouber a du Ban de la Roche.

       Il l'exprime en particulier dans un texte dans lequel il tente d'analyser les causes de ce qu'il appelle " la pauvreté morale " des habitants du Ban de la Roche. Ce texte comporte douze points ; le premier traite de " l'appréciation négative que la totalité des fonctionnaires ont de la religion des habitants " ; le douzième souligne la pauvreté matérielle des habitants, et la piètre opinion d'eux-mêmes qui les handicape dans tout ce qu'ils entreprennent ; les dix autres points déclinent la thématique du vide sous tous les angles : pas de pasteurs ni d'instituteurs dignes de ce nom, pas de langue commune entre enseignants et enseignés, etc …

       Quand il est parti sur ce thème, rien ne peut l'arrêter. Il commence par les petites choses, au ras des pâquerettes : au Ban de la Roche, les églises étaient petites parce que les pasteurs n'ont pas eu le dynamisme nécessaire pour les agrandir. Mais ce n'est que le début. Le mauvais état physique des églises n'est que la traduction concrète de leur état moral, et le discours prend de l'ampleur, jusqu'à atteindre des dimensions cosmiques. Le vide devient une sorte de principe explicatif de tout ce qui ne va pas.

       J'oserai presque dire qu'il tient la place du diable. En tous cas, il travaille objectivement pour le Malin en veillant à ce que le message Biblique ne passe pas. Non seulement les pasteurs sont médiocres, mais en plus ils ne restent que quelques années. Ils ne font que passer. Ce sont, en quelque sorte, des non-pasteurs. Devant leurs paroissiens, ils n'expliquent pas la Bible, même s'ils ont l'air de le faire. En effet, l'objet qu'ils prennent en mains, et qui a les apparences d'une Bible, est en réalité une non-Bible, du moins pour les paroissiens, car ceux-ci ne savent pas lire, et n'imaginent même pas ce que c'est que de lire : figurez vous qu'il n'arrivent pas à croire qu'une Bible de petit format puisse contenir la même parole de Dieu que la grande Bible qui est sur l'autel.

       Si les Ban de la Rochais sont aussi loin, non seulement de savoir lire, mais aussi de savoir ce que c'est que de lire, c'est parce qu'ils ont eu, au lieu d'instituteurs, des non-instituteurs, en réalité fort ignorants, et fort peu motivés car rémunérés par un non-salaire, de faible montant et toujours versé en retard. Même si ces instituteurs avaient été compétents, il leur aurait manqué un bon outil de travail, car il n'y a pas de livre de lecture au vrai sens du terme : chaque paroissien apporte un livre différent, tout déchiré, hérité de maintes générations.


DOCUMENTS
Est-ce la même parole de Dieu ?
Texte de Stouber

Ils se procurèrent contre paiement beaucoup de Bibles que j'avais achetées, et elles leur furent cédées en dessous de leur prix. Il faut ajouter que leur achat m'avait été généreusement facilité par une réduction généreusement accordée par M. Imhof, de Bâle, auprès de qui je les avais commandées.

Autrefois, ce qu'ils savaient de la Bible, c'est que c'était un gros livre, censé contenir la parole de Dieu. Il me fallut beaucoup de temps pour les convaincre que les petites Bibles de poche étaient aussi la parole de Dieu.

Quant à savoir ce qu'étaient l'Ancien et le Nouveau Testament, un livre biblique, un chapitre, un verset, ils n'en avaient qu'une bien pâle idée. Des années durant, ils n'avaient pas su si, pour mes serments, j'employais des textes bibliques et lesquels. Si l'on montrait à quelqu'un le début d'un chapitre, il n'en savait pas pour autant comment trouver la fin du précédent. En effet, dans les écoles, on ne leur avait jusqu'alors pas expliqué ce qu'est une feuille, une page, une ligne, une syllabe, etc … Toutes les lettres de l'alphabet étaient pour eux des "mots". Lorsqu'à l'école un enfant avait fini d'apprendre le contenu d'une page et qu'il y avait là un mot coupé, l'instituteur n'avait pas idée que l'autre moitié du mot se trouvait sur le verseau. On terminait donc la leçon du jour sur la première moitié du mot, et on commençait celle du lendemain par la seconde moitié.



       En outre, pour passer du non-enseignement à l'enseignement, il faudrait d'abord qu'enseignant et enseignés aient en commun une langue, ce qui n'est pas le cas. Certes, les instituteurs croient parler le Français, mais, germanophones d'origine et d'ailleurs fort médiocres, ils n'en ont en réalité retenu que quelques mots. Le parleraient-ils, qu'il faudrait encore que les élèves le comprennent, car eux même ne parlent que le patois.

       C'est trop, c'est trop ! Tout est sans doute partiellement vrai, mais cette diabolisation du vide prend des proportions trop vastes ! Comme instituteur, ses prédécesseurs lui ont au moins laissé Bohy, dont Stouber reconnaît qu'il est zélé, et qui n'a aucune raison de parler le hachepaille puisque sa famille vient de Montbéliard.

       Il y a aussi Masson, lui aussi de Montbéliard, et qui se laisse sans doute gagner par les idées de Stouber, puisqu'en 1768 il lui écrira à Strasbourg pour se plaindre que le filage de coton soit en train de disparaître du Ban de la Roche faute que l'on envoie de l'ouvrage. Dans son texte "Tableau chronologique des événements qui m'intéressent", le pasteur Oberlin prendra la peine de signaler la mort de l'instituteur Wernier Masson de Waldersbach : il faut croire que celui-ci était apprécié.

       Il y a aussi Jacques Claude, meunier au Trouchy (1721-1801). Jacques est traditionnellement considéré comme un instituteur formé par Stouber, et c'est sans doute partiellement vrai. Mais je ne pense pas que Stouber l'ait formé à partir de zéro. En effet, l'alphabétisation des adultes mise en place par Stouber n'a été vraiment opérationnelle qu'en 1762, époque où il a pu faire imprimer son Alphabet méthodique. Or, dès 1767, c'est à dire cinq ans après, l'on verra plus loin que des parentes de Jacques Claude ont atteint un niveau en lecture-écriture qui rend bien improbable qu'elles aient commencé à apprendre à lire en 1762 seulement : il s'agit d'Anne Verly épouse Banzet, et de sa fille Sara, dont nous reparlerons.

       D'une façon générale, l'ignorance de ses paroissiens est souvent un point-clé de l'argumentaire de Stouber, qui l'instrumentalise à souhait, probablement d'ailleurs pour la bonne cause. Par exemple, s'il fait lire la Bible à l'Eglise au lieu des géniaux commentaires de sa hiérarchie, c'est, dit-il parce que ses paroissiens ont besoin qu'on reprenne tout l'enseignement à la base.

       Or, les élèves ont hérité de leurs familles des livres abîmés et dépareillés, mais des livres quand même. Les différences de langage n'empêchent pas que l'on se parle au Ban de la Roche. Stouber lui-même n'a jamais l'occasion de nous raconter une anecdote dans laquelle il aurait été gêné pour communiquer dans sa vie quotidienne. C'est l'enseignement religieux, et lui seul, qui semble touché par ces problèmes linguistiques.

       On est frappé de cette permanence de la thématique du " C'est la faute au vide ", qui pointe avec vigueur le doigt là où l'on est sûr que le coupable ne se trouve pas. Car, ce que l'on peut reprocher à l'église luthérienne au Ban de la Roche, c'est tout, sauf le vide et les turbo-pasteurs, déjà ressortis presque avant d'être entrés.

       C'est plutôt un certain Marmet, resté 62 ans à la tête de la paroisse, et des plus présents lorsqu'il s'agissait d'envoyer ses concitoyens au bûcher. Il était membre du tribunal, avec son collègue Gandry et deux juristes que le seigneur avait fait venir de Strasbourg. En raison de l'ampleur du phénomène, il est impossible de ne pas le mentionner quand on cherche à comprendre le Ban de la Roche de l'époque. Il existe une liste des personnes exécutées en 1620 et 1621 : 53 personnes. A la même époque, 29 personnes étaient accusées mais non encore exécutées. Ensuite, il n'y a plus de listes, mais seulement des documents dispersés et incomplets. Le rythme des procès diminue, mais ils ne cessent pas pour autant, la dernière confession, celle de George Nicolas George, datant de 1674. Il faudrait encore tenir compte des victimes indirectes , telles que la mère de Catharine le Maréchal (morte en prison) et Nicole, veuve de Didier Muller (relâchée, mais trouvée morte de mort violente aussitôt après, sans qu'aucune enquête soit entreprise, " son diable " étant censé être l'auteur du meurtre). Au total, on est sans doute plus près de cent victimes que de 53. Ces chiffres doivent être mis en relation avec ceux de la population à l'époque : 1200 habitants. Les procès de sorcellerie ne sont donc pas un épiphénomène n'ayant touché que quelques marginaux. Le Ban a été atteint en profondeur dans sa chair vive.

       Quand Stouber arrive au Ban de la Roche, la grande vague des années 1620 est sans doute perçue comme de l'histoire ancienne, mais il y a encore quelques vieillards qui ont connu George Nicolas George : une personne née en 1660 aurait eu 14 ans lors de la confession du dernier sorcier connu, et 90 ans à l'arrivée de Stouber (en 1750).


Deux mots en faveur que quelques "pasteurs médiocres"
- le 16 ou le 26 (lecture difficile) octobre 1691, le pasteur accepte d'enterrer au cimetière de Fouday Christine Ris, épouse d'Ulrich Sommer, dont il fait semblant de croire qu'elle est de la religion réformée
- même pieux mensonge le 10 février 1706 pour enterrer le fils de Christine, le hodé Jean Sommer de Waldersbach
- le 13 8 1715 , le pasteur marie sans noter sa religion "Marie Sommer, de Suisse" avec Didier Loux, de Waldersbach ; il prend la peine d'ajouter : "Que Dieu les bénisse"
- plusieurs pasteurs prennent la peine de noter, lorsque c'est le cas, que le défunt est mort "heureusement", ou "dans la paix de Dieu", ou "en présence de son ministre", ou formule équivalente
- celui qui tient le registre en 1715 prend systématiquement la peine de noter, pour chaque mariage : "Que Dieu le bénisse"
- en 1727, le pasteur Samuel Nagel enregistre le décès de son propre fils Samuel, âgé de "20 jours et un demi"
- dès 1705, le pasteur de Rothau fait signer ceux de ses paroissiens qui le peuvent sur les registres : lui aussi a donc essayé de faire de la pédagogie
- celui qui tient le registre des décès en 1738 prend la peine, pour chaque décès, d'ajouter QREP ("qu'il repose en paix) y compris pour les enfants morts en bas âge (dont on oubliait souvent, même lorsqu'ils étaient baptisés, d'indiquer certains éléments et même le prénom) ; tel n'est pas le cas pour la petite Sara, fille d'Abraham Scheppler et d'Anne Kommer, morte le 9 janvier 1738 à neuf mois et 14 jours, et enterrée le 10 au cimetière de Belmont


       Donc, quand Stouber arrive au Ban de la Roche, les derniers témoins vivants des procès de sorcellerie se raréfient jusqu'à l'extrême, ce ne sont que des témoins de la fin du phénomène, mais enfin : ils existent. La disparition des derniers d'entre eux coïncide avec les premières années du ministère de Stouber. Ce n'est sans doute pas une coïncidence si celui-ci est le premier pasteur à réussir vraiment dans sa tâche.


page suivante