table des matières, tome 3
PENDANT CE TEMPS, A STRASBOURG



       L'action de Stouber au Ban de la Roche ne peut se comprendre si l'on ne jette un coup d'œil à Strasbourg, ne serait-ce que parce que l'action du pasteur était financée par des intellectuels strasbourgeois.

       L'Eglise luthérienne d'alors se caractérise par une hiérarchie qui n'a rien à envier à celle de l'église catholique. Les pasteurs ne prêchent pas comme ils veulent. Pour les prédications du dimanche, il y a une sorte de programme à suivre, et il s'écarte de plus en plus de la Bible : tel commentaire de tel hiérarque ne doit en aucun cas être écarté de l'enseignement, quitte à sauter la lecture de l'Evangile, supposé connu de tous. Pour publier un livre, il faut un imprimatur. Et, si le livre en question est une nouvelle traduction de la Bible, l'imprimatur n'a aucune chance d'être obtenu. Car il n'est pas question de s'écarter de la traduction de Luther, supposée inspirée en elle-même.

       Or, la langue a évolué depuis l'époque de Luther, et l'allemand du 15ème siècle n'est plus guère compréhensible au 18ème. De plus, les études grecques ont fait des progrès, en particulier grâce à Jean Schweighauser, éminent helléniste, ami et beau-frère de Stouber. Dans les cercles de ces savants, l'on ose - on est au siècle des Lumières, ce qui permet toutes les audaces- murmurer tout bas que la traduction de Luther comporterait quelques solécismes.

       Une hiérarchie ossifiée, une Bible aussi incompréhensible que si elle était en latin, un culte du dimanche consacré à tout autre chose que l'étude de la Bible : en un mot comme en cent : la Réforme est à refaire.

       A Strasbourg, c'est impossible, mais au Ban de la Roche, il en va autrement. Stouber a remarqué que " dans ces postes, les pasteurs avaient plus à craindre le mépris et l'oubli qu'un contrôle et une surveillance sévères "

       Les amis de Stouber vont donc accepter de financer l'introduction de la Réforme. Ils vont, grâce à leurs dons, introduire le protestantisme au Ban de la Roche, pas moins !

       C'est fait depuis quelque 200 ans, me direz vous. Non. Ce n'est fait qu'en apparence. Les Ban de la Rochais ne sont pas protestants, ils croient seulement l'être, mais ce n'est pas leur faute s'ils se trompent, car personne ne leur a dit qu'un Protestant est d'abord quelqu'un qui lit la Bible. Vous comprenez, leurs pasteurs, quelque peu médiocres … et de développer le thème du vide dans toute son étendue : des non pasteurs enseignent un non-protestantisme à leurs non-paroissiens.

       La thématique du " Bon Sauvage " est aussi dans l'air du temps, et ces intellectuels la vivent avec une telle intensité que leur image du Ban de la Roche les entraîne à l'autre bout du monde, quelque part du côté de chez Paul et Virginie. Ce n'est pas assez, à leurs yeux, que de transformer des illettrés en personnes sachant lire. Non, ce qu'ils veulent, c'est transformer des sauvages en civilisés, voire même : des bêtes en hommes (car il y a quelque chose de bovin plus que d'humain dans ce Ban de la Rochais imaginaire, qui, non seulement ne sait pas lire, mais en plus ne pressent même pas ce que c'est que de lire).

       En même temps, l'ignorance des Bandelarochois sert à justifier de profondes modifications du culte tout en niant vouloir réformer intentionnellement. Si les commentaires hiérarchiques sont campoustés du culte au profit de la Bible, c'est, paraît-il, parce que les paroissiens sont si ignorants que celle-ci ne doit pas être supposée connue. Stouber ne conteste rien, du moins c'est ce qu'il s'agit de laisser entendre, il se contente de mettre l'enseignement à la portée de paroissiens ignorants.

       Pas question de Bible de Luther au Ban de la Roche ! La question ne se pose d'ailleurs même pas dans une paroisse francophone. Stouber fait venir de Bâle de petites Bibles en Français de son époque : aucune traduction de la Bible en Français n'étant jugée inspirée en elle-même, personne ne songe à exiger qu'elles soit en Français de la Renaissance. Pendant le culte, Stouber prend directement la Bible en mains et la lit. Il la commente en termes simples, accessibles à tous, et change parfois volontairement un mot de la liturgie pour que rien ne soit mécanique.

       En un mot comme en cent : il change tout de fond en comble.

       En termes catholiques, on dirait que Stouber est au bord de l'hérésie, et il est bien possible qu'il le sache. Nous avons vu avec quelle dureté il a un jour répondu à Bohy, qui demandait si l'on avait changé Dieu :

       "C'est tout à fait ça. Car jusque là c'était le Dieu des ténèbres mais désormais c'est le Dieu de lumière que nous voulons servir".

       Donc, Stouber considère que l'Eglise à laquelle il appartient sert, ou a parfois servi, le Dieu des ténèbres. Il ne s'agit pas d'un reproche anodin. Le conflit est plus profond qu'on l'imagine à première lecture, trompés que l'on est par le discours modéré de cet homme bienveillant

       L'action de Stouber et d'Oberlin au Ban de la Roche est considérée comme proche du piétisme, une variante du luthérianisme, mal vue à l'époque par les autorités, et qui insiste sur l'idée d'expérience spirituelle personnelle et intérieure. Les deux pasteurs ont également de la sympathie pour les anabaptistes, et Stouber songera même à rejoindre officiellement cette église lorsque, pasteur à Strasbourg et plus proche de sa hiérarchie qu'au Ban de la Roche, il sera au bord de la commission disciplinaire pour avoir réalisé une traduction personnelle de certains chapitres de la Bible.

       On ne doit cependant imaginer aucune sorte de "théologie libérale". Stouber autant qu'Oberlin sont d'acharnés dresseurs de listes : liste de ceux qui prennent la Sainte Cène ; liste de ceux qui "tiennent chien" et qui ferment leur porte à clé au lieu de compter sur la providence pour garder leur maison ; liste des femmes qui portent des corselets décents (on a vu qu'il s'agit de corselets fermés à la mode anabaptiste). Oberlin exige en outre que les femmes aient la tête couverte d'une coiffe appelée "cape Sarah".


DOCUMENTS
Un culte renouvelé
Texte de Stouber

J'évitais le langage traditionnel de la chaire pour celui d'un entretien amical, mais de bonne tenue. Souvent, je leur demandais si, sous cette forme, les choses leur paraissaient claires, s'ils ont fait l'effort de chercher à comprendre.

Je m'abstenais des tournures qui me paraissaient trop s'écarter de celles qui leur étaient familières. Il me fallait renoncer à utiliser moi-même leur patois, ils auraient trouvé cela déplacé et ridicule. Mais je m'attachais à tout rendre avec les mots les plus simples et les plus naturels … Je changeais souvent les termes familiers de la liturgie, et, d'une façon générale, rien ne devait devenir une habitude, m'efforçant de plus en plus de garder au culte un ton naturel et vivant. Avec ma paroisse, j'usais d'un langage libre, sans fard, comme un père et un frère, aussi bien en chaire qu'à l'autel et parfois en plein chœur.



SPIRITUALITE PIETISTE ET ANABAPTISTE
Sermon pour la jeunesse

Prêché par Oberlin le 30 juillet 1782

(Ce sermon n'est pas une création entièrement originale du célèbre pasteur; il s'agit d'un sermon-type que de nombreux pasteurs anabaptistes prononçaient, chacun étant cependant libre d'apporter quelques petites variantes par rapport à la trame de base ; il témoigne donc des échanges spirituels entre luthériens et mennonites)

Souviens-toi de ton Créateur dès les jours de ta jeunesse, avant que les mauvais jours viennent et avant que les années arrivent, desquelles tu diras : Je n'y prends point de plaisir (Ecclésiaste, XII, 3).

Souviens-t'en toujours et partout, de ton Créateur et Sauveur. Il t'est le plus proche, plus proche que tu ne t'es à toi-même.

Souviens-toi quand tu te lèves : que ce soit en son nom et pour passer toute la journée devant ses yeux.

Souviens-t'en quand tu te couches. La journée est alors finie. Fais en la revue. Revue de tes pensées, paroles et actions. Rends en compte à ton Créateur, cherche grâce au sang de son fils ton Sauveur. Couche-toi, et ne rôde pas ; fuis les œuvres des ténèbres. Un jour viendra où tu te coucheras pour ne plus te relever.

Souviens-toi de ton Créateur quand tu travailles. Accoutumes-toi à travailler pour lui et à lui parler continuellement en ton cœur. As-tu, pourrais-tu avoir, un ami plus fidèle, plus attaché à toi, plus éclairé sur tout ton bonheur, plus riche et plus généreux.

Souviens-toi de ton Créateur quand tu gagnes de l'argent. Ne te crois pas maître d'un seul denier. Tu ne l'es pas, et tu rendras compte, un compte sévère, de tout. Demande donc avis et conseil à ton Créateur sur l'emploi que tu en dois faire.

Souviens-toi de ton Créateur et sauveur quand tu auras l'occasion de mal faire. N'entre pas toi-même en tentation, par conséquent évite les cabarets, les mauvais camarades, les mondains, les libertins, les voleurs de bois. Sois intègre et droit devant Dieu dans les moindres choses, et il t'assistera dans les grandes tentations et épreuves.

Souviens-toi de lui quand tu vois baptiser un enfant. Tu as été un enfant pareil, innocent, aimé de Dieu et des anges. Oh ! combien en es tu déchu ! Supplie ton Dieu de te sauver de ton infidélité, de ton ingratitude, de faire de toi son disciple, son enfant, son imitateur.

Souviens-toi de lui quand tu entends sonner la cloche. Elle marque toujours le trépas d'une part de ta vie. Le soir, elle te crie qu'une journée est morte, passée pour jamais ; le samedi, elle t'annonce que tu es plus près du tombeau d'une semaine entière, d'une semaine qui a déposé contre toi, qui a accusé de ta part des paroles, des pensées, des démarches non conformes à l'intention de ton seigneur et maître.

Souviens-toi de ton Créateur et Sauveur quand tu entends sonner pour aller à l'église. On sonne pour toi aussi. Ton Créateur, par le son de la cloche, t'appelle aussi. Oh ! ne reste pas en arrière et ne néglige aucune assemblée religieuse. Il viendra un temps où tu voudras y aller et n'oseras plus.

Souviens-toi de lui quand tu es à l'église même. Si faire se peut, cherche-toi une place où tu ne voies pas tout, où ton esprit ne soit pas distrait par les objets qui frappent tes yeux.

Souviens-toi de lui quand on te présente le sachet de l'église. Tu dois, chaque dimanche, apporter ton offrande en remerciement à ton Créateur. Ne sois pas lâche ou chiche à cet égard. Ses yeux voient dans les lieux profonds ou secrets, et savent que tu as plus d'argent pour la vanité ou la volupté que pour faire un sacrifice à Dieu.

Souviens-toi de lui quand tu sors de l'église. Vas seul ou en bonne compagnie, et conserves la semence divine en ton cœur, et, si tu ne peux pas attendre l'heure de la prière ailleurs qu'au cabaret, retourne plutôt chez toi et ne va pas à la prière

Souviens-toi de lui quand tes parents commanderont. Respecte en eux l'autorité que Dieu leur a donnée sur toi, respecte les pour l'amour de ton Créateur et Sauveur. Pardonne leur leurs faiblesses, leurs imprudences, même les scandales fréquents qu'ils t'ont donnés, prie pour eux, sauve les par tes prières.

Souviens-toi de ton Créateur quand quelqu'un est malade. Tu pourrais l'être, tu le seras aussi. Mais pas encore. Prépare-toi donc à cette époque, prie pour celui qui est malade, afin que miséricorde puisse t'être faite quand tu le seras.

Souviens-toi de ton Créateur quand quelqu'un meurt et est rappelé de ce monde. Oh ! pense où il peut être ! où tu serais vraisemblablement si tu étais mort à sa place.

Travaille à devenir disciple de ton Sauveur : qui l'est ne mourra point, mais, de la mort, il est passé à la vie.

EXTRAITS DU JARDIN DE PLAISANCE DES AMES PIEUSES

Ouvrage d'origine piétiste. Auteur inconnu. Première édition connue : 1787. Adopté par les Memmonites, pour qui il devient un ouvrage de base de la piété familiale. Toujours utilisé par les Mennonites américains, en particulier les Amish.

Si, te trouvant dans une société honorable, tu veux être gai et joyeux, veille à ce que tes plaisirs ne soient pas contraires à la charité chrétienne, à la chasteté et à la décence. C'est pourquoi, garde-toi des paroles injurieuses et moqueuses, ainsi que des paroles indécentes et d'obscénités dont auraient honte des oreilles chastes. Car de semblables paroles sont la marque d'un cœur impur, et Jésus dit dans Matthieu, 12, v 34 : "C'est de l'abondance du cœur que la bouche parle" ; 2) des propos obscènes et des paroles honteuses conduisent à des actes honteux. Si tu réponds pour t'excuser : "Il faut bien raconter quelque chose quand on est en société, pour passer le temps", c'est là une excuse misérable.



Ne regarde aucun pêché comme petit et de peu d'importance, car : tout pêché, si petit qu'il paraisse, est commis contre la majesté du Très-Haut ; 2 ) un petit pêché qu'on aime peut être cause de la damnation aussi bien qu'un grand ; dans un vaisseau, une petite fente que l'on ne bouche pas aussitôt peut entraîner la perte du navire ; de même un tout petit pêché, qui devient un pêché de prédilection, peut conduire un homme en enfer ; c'est pourquoi n'évite pas seulement les grands pêchés, mais aussi les petits



Ne sois jaloux de personne et n'aie de haine pour personne. Le seigneur t'aimait quand tu étais son ennemi, c'est pourquoi il demande de toi que tu aimes ton ennemi par amour pour lui. La dette que nous autres hommes quittons à nos créanciers est bien petite en comparaison de celle que le Dieu Tout Puissant nous quitte. Si tu crois que ton ennemi ne mérite pas que tu lui pardonnes, le Seigneur Jésus mérite bien que tu lui pardonnes à cause de Lui.



Ne vas jamais te coucher sans avoir examiné auparavant comment tu as passé la journée, ce que tu as fait de bien ou de mal en ce jour, et tu verras tout de suite si tu emploies bien le temps qui passe et ne revient pas.



Sois prudent dans tout ce que tu entreprends, et en toute chose considère la fin. Dans tout ce que tu fais ou te proposes de faire, demandes-toi toujours si tu le ferais si tu devais mourir sur l'heure même et comparaître devant le tribunal de Dieu.

Ne t'expose donc pas à te trouver dans un état qui ne te permette pas d'espérer le salut. Vis comme si tu t'attentais chaque jour à la mort et à la comparution devant le tribunal de Jésus-Christ.



Si on te fait tort, supporte le avec patience ; car, si tu t'en fais du chagrin, ou que tu te laisses même aller à la colère, c'est à toi seul que tu feras du mal, et tu rendras un service agréable à ton ennemi





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