table des matières, tome 3
L'ANNEE 1767 A BELMONT



       L'année 1767 à Belmont nous est bien connue, car Sara Banzet a tenu son journal du 30 mars au 17 décembre de cette année. C'est une tranche de vie parfaitement écrite, dont on ne peut que recommander la lecture complète, car il est difficile, dans un simple résumé, de lui rendre justice. Il a été publié par Olympia Alberti aux éditions Le Verger sous le titre Les enfants reviendront après l'Epiphanie.

       C'est le 30 mars que Sara note son grand projet dans son journal :

       "Ce que j'aime beaucoup, c'est entendre le bruit d'une idée dans mon corps . D'abord, c'est dans mon cœur, quelque chose qui s'arrête, se retient et fait du plein jour. Puis, cela s'étend dans mon corps, et un peu plus au large. Je sens que cela va mettre en mouvement un amas d'actions, considérable, de la joie à faire, à ranger, à mettre dans un ordre plus grand que les jours qui passent.
       
       Et j'aime entendre en moi, quand je me les rappelle, ces mots du pasteur Oberlin, en visite chez mon maître le pasteur Stouber : "Il faudrait trouver le moyen d'instruire ces enfances si négligées, au Ban de la Roche".
       
       Alors, j'ai pensé que j'allais les mettre autour de moi, les enfants, dans mon poêle, et leur apprendre ce que je savais : tricoter, et leur lire des histoires. Et les interroger aussi …"


       La classe ouvre le 6 avril avec Frédéric, Rachel, Claude, Nicolas, Jean-Pierre, Jeanne et Micheline. Manquent Nicolette, Jean-Claude et Marcel.

       "On a passé la matinée à parler de ce que chacun aimait le plus, puis de ce qui nous faisait peur. Les enfants, ce qu'ils aiment : les gâteries, les petites fleurs jaunes m'a dit Frédéric, et les caresses.

       On en arrive à parler de la joie de faire le bien, du contentement que l'on éprouve. J'essaie de les amener à dire ce qui me permet de leur conter les paraboles de l'Evangile. Ce qui leur fait peur : de voir des yeux dans la nuit, les mauvais rêves, le bruit qui traverse la nuit et le jardin, et frôle la porte. Les cris. Quand les gens ne s'aiment pas.
       
       Jeanne a éveillé un grand silence quand elle a dit tout bas : "J'ai peur des yeux creux". J'ai questionné. Elle a alors parlé des bustes, des portraits en relief du cimetière."


       Le 7 mai, Sara note un fait qui pourrait encore être anodin :

       "Je leur ai lu une phrase des Proverbes, sur la pratique attentive de la sagesse : "Que la bonté et la fidélité ne te quittent pas, attache les à ton cou, grave les dans ton cœur."

       Doucement, je leur fais comprendre le sens des choses qu'ils nomment grandes, comme le mot fidélité. D'un coup, Claude a dit : "Quand on a mis quékun dans not' cœur, i peut pas en sortir. Not' cœur le garde." Et puis, il a regardé Nicko, et il est devenu rouge."


       Le quatre octobre, un drame : "On a appris hier que Sébastien Weninguer, un garçon à demi imbécile demeurant chez Jean-Michel Maïer à Solbach, s'est laissé maîtriser par la langueur mélancolique et le désespoir ; il s'en était allé seul et désolé au coin dit du Rependu, il fut perdu quatre jours, sur quoi la communauté s'assembla, mais on ne put le trouver de plusieurs jours encore.".

       On finit par le trouver pendu. L'on fait chercher les autorités et les deux médecins, mais pas le bourreau, et Sara semble s'en étonner, comme s'il était encore un acteur médical indispensable dans les cas graves, au moins pour la médecine légale.

       On décide que Sébastien doit être enterré à la manière ordinaire.

       Le neuf octobre, en classe, on parle des sorcières.

       "Les enfants, parce que le ciel est chargé de nuages noirs et bas, se mettent à parler des sorcières de la Perheux. C'est à qui fera le plus peur aux autres. Ils en ont entendu la nuit qui frottaient leur balai aux murs de la maison ; ils en ont aperçu de loin qui couraient, avec des cris aigus, avant de se perdre dans la forêt de Waldersbach, après les tilleuls, à la nuit tombée, et des flammes leur sortaient des cheveux. Ils ne veulent pas se raisonner, et Micheline console Rachel qui commence à charougner ( = geindre), ajoutant que déjà qu'elle a peur du kroks ( = crapaud), alors …

       Chacun rit, s'effraie, frissonne et parle encore, le petit Claude vient se blottir tout contre Nicko. Je leur dis que les sorcières qu'ils inventent leur font plus de mal que les autres, qui ont été chassées depuis le siècle dernier par le Comte de Veldenz.

       Je leur apprends à écrire prospérité, abondance, liberté, paradis, cresson des prés et message. Rachel soudain lance :

       "J'aime bien le mot divin, il est tout bleu.""


       Quel bon petit soldat que notre Sara, quand même, par moments ! le pasteur Stouber ne voulait pas qu'on parle de sorcières, alors, elle interdit le sujet à l'école. A-t-elle oublié qu'elle est, comme tout le monde d'ailleurs au Ban de la Roche, d'ascendance sorcière, au moins par Madeleine Thon ? Et peut-être d'ascendance diadelotte par Gruson, amant de son aïeule …

       Le 15 octobre, on exécute François Staller, qui avait assassiné Didier Nussbaum.

       Le 23 octobre, Sara peine à égayer les enfants, car plusieurs sujets tristes pèsent sur les esprits : non seulement les impôts pleuvent, mais de plus les grands frères sont tirés au sort à partir de seize ans pour partir à l'armée.

       "Alors, je les prends dans mes bras, et je leur lis des pages des Evangiles, je les emmène dans l'autre histoire du monde, l'histoire qui dit l'espérance et la charité."

       Le 13 novembre, encore des menaces :

       "On nous a envoyé un bailli de l'extérieur, et un commissaire pour aider, pour arpenter tout le bien au Ban de la Roche, et pour voir comment arranger le bien de chaque village. Il paraît qu'on arpente dans toute la France cet automne, les places des maisons et même les douaires.

       Jeanne dit en riant qu'elle a arpenté son petit lopin de fleurs, celui que sa mémère lui a donné pour ses cinq ans : elle y a planté des myrtilles et deux plants de framboises. Et deux tulipes ajoute-t-elle."


       Cette histoire d'arpentage est bien ennuyeuse. Il s'agit d'une décision royale qui vise à démanteler les communaux, et y réussit en partie, mais pas aussi "bien" qu'en Angleterre où une mesure comparable, l'enclosure movement, ruine la paysannerie.

       Le lecteur moderne ne voit peut-être pas quel mal il y a à établir une sorte de cadastre, et même à entourer son champ d'une clôture. Mais il faut se replacer dans le contexte de l'époque, où la propriété est largement collective. Les paysans ont un besoin vital des prés communaux pour nourrir leurs troupeaux, et des bois communaux pour se chauffer. En fait ce n'est pas leur champ que les plus hoppahs entourent d'une clôture, c'est un champ qu'ils ont découpé sur le bien commun, nuance !

       Le 17 novembre, les questions matérielles ne s'arrangent pas :

       "Un juge de paix est venu. Il est allé ici à Belmont, à Bellefosse, à Waldersbach, et dans les autres communes, pour voir les foins que l'on avait, et il s'est informé aussi de toutes les bêtes. Et le foin que l'on pouvait se passer, on fut obligé de le conduire, ou de le faire conduire à Strasbourg. Ceux de Solbach furent obligés de donner par trois fois, n'ayant pas arrangé clairement leurs affaires et fait marquer la totalité de leurs foins.

       Cela rend les gens contrariés et las, pleins de fatigue. Nous manquons déjà de tant de choses … que de privations du nécessaire !"


       Mais il y a pire. C'est le 25 novembre que le drame se noue :

       "Grande émotion par les rues de tout Waldersbach, Belmont et Bellefosse : Nicko a disparu. Il s'est enfui de chez lui. Il n'est pas venu au poêle hier matin, jour de la Sainte Flora, où nous avons travaillé à faire des frises et des notations sur les herbiers. Je le croyais malade ou fatigué. Le soir, son père est venu heurter à la maison, pour demander quand Nicko était parti. J'ai dit que je ne l'avais pas vu de la journée. Alors, il s'est affligé, et a du boire un coup de schnapps à la fiolatte. Il trembait. J'ai dit que je savais qu'il avait été battu, et que ce n'était pas bien. Père était là, et je sais qu'il m'approuve. Il dit souvent que les violents sont mauvais, mauvais à eux mêmes et aux autres."

       Le père de Nicko accepte mal l'amitié entre son fils et le petit Claude, c'est de là que tout est parti. Et l'affaire est vraiment grave. Notez bien que nous sommes le 25 novembre. Toute la vallée se met à chercher l'enfant. Non seulement on ne le trouve pas, mais en plus, le 1er décembre, Claude disparaît à son tour.

       C'est l'hiver, l'hiver vosgien, et la vallée est déjà sous le gel.

       Sévèrement chapitré par Sara, le père de Nicko "est reparti sous la neige, la tête triste, ne sachant que faire : accablé, il était seul dans le froid de la nuit, avec sa faute ; et personne pour la porter à sa place."

       Sara non plus n'est pas trop contente d'elle :

       "Pardon mon Dieu si j'ai été sévère avec cet homme, c'est tout de même un père."

       Le trois décembre, toujours rien. Le pasteur Oberlin essaie de rasséréner ses ouailles, mais rien n'y fait. Le père du Claude, qui a bu pour se donner du courage, reproche au père du Nicko sa brutalité, origine de l'affaire : "J'espère que ton fils te ressemble pas du cœur, parce que pour être aussi méchant, faut être fils du diable !". Puis il s'effondre en sanglots, tout grand guéard (gaillard) qu'il est. La mère ne sort plus, elle est prise de fièvre et de tremblements sans repos.

       Le 4 décembre, c'est encore pire :

       "Vers onze heures ce matin, on a trouvé, dans le fourré, à la lisière du bois, un homme gelé de froid avec son cheval engelé aussi. Georges Zerstein étant allé le premier de ce mois à Barr par du très mauvais temps, fut surpris sur le chemin par une grosse tempête de neige et s'égara. Il ne fut trouvé que quatre jours après, ce matin. On le mit dans de l'eau, mais il ne put dégeler, non plus que son cheval."

       C'est le jour que choisissent trois chevaliers commissaires pour faire la visite de foin, paille, orge et avoine.

       "Ils n'ont fait qu'une petite partie de la visite, bientôt gênés et découragés, et ils s'en furent, déjà bien contents de s'en retourner, voyant la grande pauvreté où l'on était plongés. Car on avait déjà fourni du contingent. Et, au lieu qu'ils avaient promis de payer le foin et les voitures, tous ceux qui donnèrent du foin furent encore obligés de payer les voituriers. Ce fut un grand accablement dans la vallée. Quelle misère, en plus, sur le chagrin qui nous tient les nuits troublées et le cœur serré !"

       Le 6 décembre, fête de Saint Nicolas, finit mieux qu'il n'a commencé :

       "Merci à Dieu, merci à Dieu, on les a retrouvés, à la grotte de la forêt. Personne n'avait pensé qu'on devait aller chercher par la-haut. Ils étaient blottis au fond, contre la muraille de la roche, il y faisait moins froid que dehors. Ils avaient avec eux un reste de pain dur, des pommes de terre encore, le cahier de Nicko (là où il recopiait les versets des Psaumes, les poésies et les comptines) et la vieille couverture de calèche de son oncle. Ils étaient tout gelés, serrés l'un contre l'autre, et ils ne bougeaient plus".

       Le docteur de Fouday les soigne avec grande difficulté, et attend longtemps avant de dire qu'ils sont sauvés. Il parle aux deux pères séparément et menace le père du Nicko de prendre des mesures de police s'il baille à nouveau la chmadrée à son fils. Cette réprimande, tout le village l'a apprise chez le "boulanger" par la servante du médecin.

       Ce mot de boulanger nous surprend au début quelque peu, puisque nous avons entendu Sara se plaindre de devoir payer des taxes pour l'usage du four à pain communal, et que, bien des années plus tard, Oberlin se plaindra encore de ce que ses paroissiens ne songent pas à se grouper à plusieurs pour utiliser les fours de façon plus économique. Il est donc bien évident qu'il n'y a pas, à Belmont, une boulangerie au sens moderne du mot, mais un ou des fours à pain collectifs. Le boulanger est la personne sous l'autorité de qui ces fours fonctionnent. Il se confond souvent avec le meunier.

       La journée se termine à la moté :

       "Papa Oberlin a réuni les villageois de Waldersbach à l'église, pour rendre grâces tous ensemble. Il a rappelé le sort de l'homme gelé, de son cheval, il a dit que, dans l'invisible, des choses ont lieu, qui ne nous sont pas données à comprendre ; que, peut-être, pour le compte des vies, cet homme et ce cheval sont morts gelés, pour que nos enfants nous soient rendus, nous devions prier et chanter pour le retour des enfants, et remercier Dieu de nous les avoir conservés, dans sa clémence et sa miséricorde."

       Le 13 décembre, on décide de se faire "une autre, une vraie Saint Nicolas" pour fêter le retour à l'école de Nicko et de Claude. Le père du Claude mène les deux convalescents sur son cheval, pour leur éviter la fatigue du trajet. Les enfants ont fleuri le poele de dessins et de bouquets de fleurs séchés. Frédéric a préparé un petit poème, et Jeanne une petite phrase d'amitié. Et ce n'est pas tout :

       "Chacun a apporté un quelque chose pour leur faire un goûter digne d'un roi : une linzetorte à la confiture de brimbelles, des crêpes, de la crème, des confitures de mirabelles et de mures. La Rachel et le Jean-Pierre en étaient tous marmousés, et la Micheline était soûle de sucre comme une guêpe. Nicolatte a lancé : "C'est mieux que Noël, on est tous ensemble." Elle a eu la riotte et tous lui ont ri dessus."

       Pressés de questions, Nicko et Claude racontent leur équipée.

       Papa Oberlin vient faire un sermon. La gentille Sara craint encore de se faire gronder pour sa dureté envers le père du Nicko, mais non : le pasteur ne dit rien contre elle. Elle se sent confirmée et heureuse.



page suivante