Claude Scheppler, de Bellefosse, est le héros ou la victime de plusieurs histoires de fantômes notées par le pasteur Oberlin.

       Comme de nombreux habitants du Ban de la Roche, il lui arrive d'être dehors à des heures indues lorsqu'il rentre de Barr : cette petite ville est à plusieurs kilomètres de distance, des kilomètres de montagne, et les Bandelarochois essaient de faire l'aller et retour dans la même journée, car ils n'ont pas les moyens d'aller à l'auberge. Donc, soit ils partent avant l'aube, soit ils reviennent après le coucher du soleil. Dans les deux cas, ils sont dehors à la noire nuit, livrés à toutes les terreurs possibles.

       A plusieurs reprises, à l'endroit où le chemin tourne à Obernah, Claude reçoit comme un poids sur les épaules et doit frâler misérablement. Il n'est délivré qu'au moment où il dépasse la cense du Sommerhof.

       Catherine Gagnière, servante du pasteur Oberlin, est deux fois témoin du phénomène. Bien que Scheppler demande à ses compagnons de poursuivre leur voyage sans lui, elle reste auprès de lui pour l'assister en cas de besoin.

       Catherine est vraiment courageuse de rester, si toutefois c'est du courage et pas de l'inconscience.

       Ceci dit, il y a quelque chose d'extraordinaire chez Catherine, c'est qu'elle est, en quelque sorte, sauvée par son incroyable audace et par son insolence de fille du siècle des Lumières, qui soulèverait bien le suaire d'un fantôme pour voir ce qu'il y a en dessous. Et tout lui réussit, malgré sa sottise peu commune dans les rapports avec le surnaturel.

       Aujourd'hui, elle marche tranquillement à côté d'un appesart, elle ne s'en porte pas plus mal, et Claude Scheppler s'en porte mieux.

       Hier, elle avait rencontré les deux plus gentils fantômes de tout Waldersbach, qui lui ont donné des conseils de bons sens et de prudence pour l'utilisation du moulin à huile, et qui les ont renouvelé trois fois bien qu'elle eût chassé l'un d'entre eux à coups de pierres.

       Revenons en à Claude Scheppler, qui doit frâler pendant près d'une demi-lieue, et qui sue à grosses gouttes.

       Claude Scheppler est décrit par le pasteur Oberlin comme un homme sincère et honnête, qui raconte ses mésaventures sans se soucier qu'on le croie.

       Un jour, à Bellefosse, voulant passer devant la maison de la veuve Banzet, une demi-heure avant le jour au printemps, il vit un homme noir d'une grandeur énorme, se tenant devant la porte de l'écurie.

       Claude Scheppler, cependant, passa devant lui sans en recevoir aucun mal.

       Voici une autre de ses rencontres avec l'au-delà, notée par le pasteur Oberlin :

       "Claude Scheppler, de Bellefosse, revenant une fois des bois de Barr, avec son père malade, fut obligé de passer la nuit dans quelque baraque de berger, mettant leurs chevaux dans le parc -in die Pferch- Pour passer le temps ou parce qu'il eut froid, il fit du feu dans un vieux plâne creux, qui avait déjà servi à cet usage aux bergers. Quand la flamme fut forte et jeta de la clarté, il vit un homme s'en approcher avec un petit chapeau rond comme les habitants du Schwarzwald en portent. Cet homme, baissant la tête sur l'épaule, tourne autour de l'arbre en regardant la flamme du bas jusqu'au sommet, ensuite, sautant comme un chevreau, gai et légèrement, il s'enfuit mais se fit entendre longtemps par le craquement des broussailles dans lesquelles il semble sauter. Ce fut vers le matin".

       Oberlin pense connaître l'identité du fantôme :

       "Le père des Spenlé, d'André, de Georges, de Marguerite, bourgeois de Belmont, natif du Munsterthal, cherchant un jour de l'amadou dans ces contrées, tomba de l'arbre et fut trouvé mort. Il fut mené à Belmont, le susdit Claude Scheppler le vit, avec le même habillement et chapeau que, quelques années après, il observa sur la susdite figure."

       C'est depuis la mort de sa femme qu'Oberlin se passionne pour l'au-delà. Il dévore les ouvrages d'Emmanuel Swedenborg, un homme remarquable, ingénieur et homme de science, unanimement considéré comme crédible, qui eut des visions détaillées de l'Enfer et du Paradis. Oberlin s'essaie à en dessiner des cartes. En même temps, il collecte auprès de ses paroissiens légendes et histoires de fantômes. Stouber s'inquiète et lui écrit :

       "Puis-je vous rappeler d'être prudent ? Lorsque les gens de la campagne se voient écoutés et crus, cela encourage leur penchant naturel à croire, à craindre et à colporter de telles choses. Il en résulte alors beaucoup de pensées mauvaises, d'histoires de sorcellerie, de suspicions, d'accusations, de haine, de disputes, d'envie et de refus du pardon, entre autres. On s'occupe beaucoup de Satan, d'esprits. les gens ont des visions d'horreur. Un peu partout, les grands et les petits enfants prennent peur, et bientôt il y aura des fantômes dans tous les chemins creux."

       Ces réticences de Stouber sont très intéressantes. Il met dans le même sac histoires de sorcières et de fantômes, et il nous dit ce qui le dérange particulièrement : ce sont les histoires de sorcières, qui incitent, d'après lui, aux pensées mauvaises, suspicions, accusations, disputes, envie. Tout cela n'est pas bien, certes, mais je me permets de rappeler que le compte avec le fantôme des sorcières n'est pas soldé. Stouber reproche aussi aux histoires de sorcières d'inciter au refus du pardon. Ah bon ? quelqu'un aurait donc besoin d'être pardonné et craindrait de ne pas l'être ? A ce propos, pour qu'on puisse parler de refus de pardon, il faudrait d'abord que ledit pardon ait été demandé, et il ne m'a pas semblé ouïr Madame d'Eglise luthérienne, ou quelqu'un de Messieurs ses Ministres demander pardon aux fantômes des sorcières.

       Cela dit, nous verrons qu'ils ne se laissent pas oublier.