La sympathie que montre le pasteur Oberlin envers l'animisme évident des Ban de la Rochois mérite quelques explications, car elle n'est pas neutre d'un point de vue théologique. Nous avons vu qu'Oberlin a eu affaire aux esprits presque dès sa naissance, puisque son parent, le professeur Osterried, est mort d'une frayeur que l'on dit causée par un fantôme. Oberlin nous a laissé un résumé de sa vie intitulé "Tableau chronologique d'événements qui m'intéressent". On y remarque plusieurs interventions de l'au-delà, positives ou négatives. En 1783, la mort de sa femme augmente encore cet intérêt. Elle apparaît à Oberlin, et lui décrit un paradis composé de plusieurs jardins d'inégale beauté. On accède à l'un ou à l'autre selon que l'on a plus ou moins "travaillé" pendant sa vie, le travail pouvant être matériel, intellectuel ou spirituel. Oberlin s'essaie à dessiner des cartes du monde spirituel. En 1785, les événements surnaturels se précipitent (voir document en annexe). Tout ceci se combine avec le fait qu'Oberlin est le contraire du rêveur fumeux. C'est un esprit pratique, doué pour les travaux manuels, un organisateur social et un pédagogue. Mais voilà : il croit aux esprits parce qu'il a eu affaire à eux. C'est aussi simple que cela. Oberlin a la plus grande admiration pour le baron Emmanuel Swedenborg, que l'on a appelé "le Bouddha du Nord". C'est un notable très important, appartenant à l'entourage direct des Rois de Suède, un scientifique et un ingénieur, généralement considéré comme crédible. Et pourtant, il a visité toutes sortes de paradis et d'enfers de divers degrés, dont ses ouvrages tracent une géographie détaillée. Swedenborg appartient à l'église luthérienne, comme Oberlin, même s'il est fortement dissident. En particulier, il n'accepte pas l'idée (typiquement luthérienne) de la justification par la foi : il croit en la justification par les œuvres, et place au paradis ceux dont les œuvres ont été bonnes, et en enfer ceux qui ont mal agi. Il est cependant toujours possible de s'améliorer. En particulier, il place Luther dans une espèce de camp de rééducation pour le punir d'avoir déversé le "poison" de la justification par la foi, mais avec cependant l'espoir d'accéder un jour au paradis, s'il rejette ses erreurs. De la part d'un Luthérien, c'est inattendu ! Alors, si l'on veut se faire bien voir de la hiérarchie ecclésiastique, il vaut mieux ne pas trop parler de Swedenborg. Il faut dire que le dogme de la prédestination passe mal au siècle des Lumières. L'homme de cette époque a le sens de ses droits ; il exige d'aller au paradis s'il a bien agi, et n'accepte pas que les jeux soient faits à l'avance de façon totalement discrétionnaire. On le comprend un peu … Si bien que les pasteurs luthériens marchent manifestement sur des œufs quand il est question du salut. Swedenborg lance une idée très importante : il prononce les mots de prédestination pour le bonheur. Donc, nous sommes déjà sauvés, d'avance, tous, parce que Dieu l'a voulu. Le salut est un don. Il n'est pas à vendre en échange de bonnes actions. L'idée de la prédestination pour le bonheur est à vrai dire sous-jacente dans de nombreux sermons et textes, mais elle n'est pas exprimée en toutes lettres (sans doute par crainte que Messieurs les assassins et voleurs ne s'en donnent à cœur joie s'ils comprennent qu'ils n'ont plus l'enfer à craindre). Par exemple, dans Le jardin de plaisance des âmes pieuses, livre orthodoxe s'il en est, nous pouvons lire : "Ne sois jaloux de personne et n'aie de haine pour personne. Le seigneur t'aimait quand tu étais son ennemi, c'est pourquoi il demande de toi que tu aimes ton ennemi par amour pour lui. La dette que nous autres hommes quittons à nos créanciers est bien petite en comparaison de celle que le Dieu Tout Puissant nous quitte. Si tu crois que ton ennemi ne mérite pas que tu lui pardonnes, le Seigneur Jésus mérite bien que tu lui pardonnes à cause de Lui." Donc, si nous devons pardonner, ce n'est pas pour obtenir que Dieu nous pardonne. C'est parce que, sachant qu'il nous a pardonné des fautes graves, nous serions vraiment des minables si nous refusions d'en pardonner de petites à nos "ennemis". Nous sommes là vraiment au sommet de la spiritualité. Mais en même temps, il y a comme la crainte de dire trop fort que nous sommes déjà pardonnés, si bien que le même texte, à peu de lignes d'écart, présente un dogme tout différent, à savoir : "Même un tout petit pêché, qui devient un pêché de prédilection, peut conduire un homme en enfer" Nous sommes là dans l'univers de pensée d'Oberlin, c'est à dire dans les marges mouvantes de son église, plus ou moins piétistes, anabaptistes et, de façon encore plus discrète, Swedenborgiennes. Une façon de concilier le dogme de la prédestination, dans sa variante de prédestination pour le bonheur, avec l'incontournable nécessité sociale de faire peur à certains individus, conduit à réinventer le purgatoire. C'est un peu ce qu'a fait Swedenborg en prononçant, contre Luther, une condamnation non perpétuelle au camp de rééducation. C'est également ce que fait Oberlin, un jour, en chaire, au Ban de la Roche, en osant suggérer que l'Enfer ne serait pas perpétuel. Et là, mes chers amis, quel scandale ! quel potin ! quelle mesnie Hennequin ! Maginez ouar que Monsieur le Baron de Diétrich a entendu à l'église ces propos incendiaires, et qu'il a dénoncé Oberlin au Consistoire de Strasbourg ! Enfin bon, les choses se tassent, mais n'empêche que ce n'est pas facile, pour un pasteur, que d'exprimer ces idées de bons sens : si nous avons été méchants toute notre vie, aucun miracle ne pourra nous faire vivre immédiatement en paradis, ne serait-ce que parce que le paradis est un état et non un lieu, et qu'on n'y est pas transplanté comme d'un pot de fleur dans un autre. Il nous faut travailler sur nous pour y arriver. Mais rien n'est désespéré, et nos efforts ne sont pas destinés à être soit inutiles si Dieu nous a choisi d'avance, soit perdus dans le cas contraire. Alors, finalement, Oberlin se dit peut-être que les vieux réflexes animistes du Ban de la Roche n'ont pas que du mauvais. Les Ban de la Rochois ont, globalement, une vision assez optimiste de l'au-delà. Ils ne la développent pas en grandes phrases, mais on sent, à maintes occasions, qu'ils ne se font pas grand souci pour les personnes qui ne sont pas mortes prématurément. Les esprits qui les tourmentent ont en général été victimes de malemort. Or, un mal-mort, cela n'a rien à voir avec un damné. Relisez le chapitre sur Catherine Morel : on sent qu'elle a été traumatisée par son accident, certes, mais c'est tout. Rien ne nous dit qu'elle hait le genre humain, bien au contraire puisqu'elle déploie tous ses efforts pour communiquer des conseils de prudence à Catherine Gagnière. Et rien ne nous dit qu'elle souffre encore aujourd'hui. Certes, on l'entend gémir dans le moulin, mais uniquement quand elle a quelque chose à dire. C'est son langage. Elle n'a pas d'autre moyen de dire "Attention, ce moulin est dangereux !". Rien ne nous dit qu'elle est coincée entre deux mondes (ou alors, le pasteur Reinbold l'est aussi, car lui aussi donne des conseils de prudence au moulin). Il est parfaitement possible qu'elle donne ses conseils de prudence par simple bonté, ce qui serait assez normal de la part de la servante d'un pasteur. Bien sur, ces hypothèses ne sont pas des certitudes, et la condition des mal-morts serait à étudier de plus près. Ce que fait Oberlin. Il n'empêche qu'il comprend que, pour exercer son ministère, il n'est pas absurde de partir des croyances spontanées des Bandelarochois, qui ne sont pas scandaleuses, et qui ne sont pas aux antipodes de ce que pense Oberlin s'il est disciple de Swedenborg, à savoir que, lorsque nous nous réveillons dans l'autre monde, nous nous y trouvons nous même, avec nos qualités et nos défauts.
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