La révolution de 1789 est précédée par un terrible hiver, décrit en ces termes par Catherine Caquelin : "Ce fut pendant l'année 1788-89 qu'il fit un hiver remarquable. Environ trois semaines avant Noel, il tomba de la neige en si grande quantité que l'on ne pouvait plus aller à l'église, Monsieur le Ministre fut obligé de remettre la Sainte Cène. Les fontaines se tarissaient presque partout, il y avait certains villages qu'il n'y avait presque plus de fontaines ; les moulins presque partout ne pouvaient plus moudre. On a dit qu'à différents endroits, on allait chercher l'eau à dix lieues de loin. On voulait ouvrir les chemins mais c'était inutile. Ce ne fut qu'au treizième janvier qu'il sembla que le temps voulait se radoucir, mais tout doucement, et cela emmena seulement la glace dessus les eaux, et au 24 la pluie commença à tomber, fortement le 25. Elle ne cessa, et, au 26 vers le neuf heures, elle prit un morceau de terre à Wildersbach, aussi vite qu'un éclair emmena la maison de Jacques Hisler, et eux sans être avertis furent pris dedans et emmenés quelque peu de distance. Mais ils furent encore retirés vivants, et on eut beaucoup de peine à les ravoir en santé. Chrétien Loux et son garçon qui demeuraient avec eux furent aussi mal accomodés, mais les deux enfants de Jacques furent tués et écrasés, leur vache et leur meuble tout fut perdu. Le jour de la Chandeleur, Monsieur le Ministre fit ramasser ce que l'on mettait au sachet, et aussi M le Ministre de Rothau et M. le Curé de Rothau en fit aussi de même pour assister ces pauvres malheureux." Voilà quel temps il faisait. Alors, maintenant qu'on est en république, on a le droit d'avoir bon chaud. Les droits féodaux ont été abolis. Les villageois en déduisent que le buo et les pferchs sont à eux. Or, sur le Champ de feu, des censiers exploitent une métairie directement pour le compte du seigneur. Les villageois de Belmont entendent mettre fin à cette usurpation. Ils dispersent les troupeaux, hochpouillent les censiers et en exigent un loyer pour le pâturage. La situation est dramatique. Un rapport du 9 fructidor an II signale à Belmont, Bellefosse et Waldersbach une maladie épidémique causée par le manque de pain. Elle est suivie, durant l'hiver de l'an III, par une contagion, une pleurésie qui emporte un malade sur trois ou quatre. Comment peut-on être si misérables quand on est de libres citoyens ? Les Ban de la Rochois décident de se défendre. Ils n'entendent plus périr de faim faute de pouvoir faire pâturer leurs vaches, ni geler de froid faute de pouvoir chader leur propre bois Des échauffourées ont lieu. Les ban-ouas Samuel Banzet et Didier Marchal demandent à pouvoir porter des pistolets pour être capable si nécessaire de faire face à une mauvaise rencontre.
Jean de Dietrich n'ose résister violemment : son fils Frédéric, chez qui pourtant la Marseillaise a été chantée pour la première fois, a été guillotiné pour avoir défendu le roi. Alors, le vieux seigneur Jean n'a aucune intention de se battre pour les histoires de bois, de mines et de forges. En 1799, Jean de Dietrich vend tout au sieur Champy, déjà propriétaire des mines de Framont. Au fait, qu'est-ce qui a été vendu ? La forge ? Les mines ? Les bois ? Tout le sol du Ban de la Roche ? Et qu'est-ce que le seigneur pouvait vendre ? Il tenait lui-même le Ban de la Roche des Intendants d'Alsace, représentants nommés des Rois de France, qui exerçaient un pouvoir politique en son nom et n'étaient en rien des propriétaires terriens. Avant eux, la situation était plus complexe, puisque les Veldenz étaient des seigneurs féodaux. La situation était donc l'indémêlable système moyenâgeux, dans lequel chacun a, sur chaque terre, tel et tel droit précis mais pas tous. Le seigneur peut faire ceci, le serf peut faire cela. Il était cependant plus ou moins entendu que les droits du seigneurs étaient plus larges sur les "censes" du Champ du feu, de Bellefosse et du Sommerhof, fermes exploitées par de simple locataires (les "censiers") pour le compte direct du seigneur. C'est sur les censes qu'étaient élevés les haut boeufs des forges. Les villageois se souviennent : pour le pâturage de la forêt du Strittwald, on offrait au seigneur un fromage fait du lait de toutes les vaches de la communes. C'était donc un loyer symbolique. Hé bien le Sieur Champy n'a aucune intention de se contenter d'un fromage pour le pâturage de toutes les vaches du village ! Il a acheté le Ban de la Roche, point à la ligne. Il estime être propriétaire de tout. L'abolition des droits seigneuriaux, cela veut dire, pour lui, leur transformation en une propriété pleine et entière. Interprétation un peu spéciale de la nuit du 4 août ! Le procès dure des années, pendant lesquelles les Ban de la Rochois ne peuvent pas accéder à leur bois. En 1812, à Rothau, il faut remplacer les fontaines. La facture est élevée, car celles ci sont en grès faute de bois ! Il faut prélever un impôt spécial. Le maire bonapartiste, Nicolas Wolf, relève que les habitants ne bénéficient d'aucun affouage quelconque, et doivent se procurer leur bois de chauffage à l'étranger à prix marchand. La situation se débloque en 1813 : les parties passent transaction sous l'égide du Préfet. Le partage de fera deux tiers/un tiers : deux tiers pour le sieur Champy, libres de tout droit de pâturage, un tiers pour les communes. En réalité, dans l'optique du sieur Champy, ce partage deux tiers/un tiers ne concerne que celles des terres qui ne furent jamais la propriété pleine et entière du seigneur, même du temps des Veldenz. Il fait inscrire, dans la transaction, un dixièmement ainsi libellé : "Les communes n'ayant jamais formé prétention sur le Champ du Feu et les censes du Sommerhof, ils ne sont point compris dans la présente transaction, devant rester la propriété du sieur Champy, comme ils l'ont toujours été". En voilà un qui sait hopper ce qui passe à sa portée ! Son raisonnement, c'est : tout ce sur quoi les seigneurs intendants régnaient sans le posséder est aux deux tiers à moi ; tout ce qui était à peu près à eux est à moi complètement, ainsi que tout ce qui n'a pas été expressément revendiqué par les citoyens du Ban de la Roche dans leur mémoire introductif d'instance. Avec ce genre de sophismes, l'on pourrait s'approprier le monde à condition quand même de les faire entériner par les autres. Ce qui se produit pour l'heureux Champy : le Préfet ne trouve pas de faille logique dans ses revendications. Les maires des communes du Ban de la Roche voient quelque chose du tour de passe-passe, et font apporter une petite correction avant de signer : "Et, avant de signer, les maires des communes de Belmont et de Bellefosse ont demandé que le sieur Champy continue de laisser à ces communes le pâturage du Champ du Feu, moyennant loyer de 20 francs par commune, qu'ils ont acquitté depuis longtemps. Le sieur Champy a accédé à cette demande, sans néanmoins que cette jouissance puisse le gêner dans l'extraction de la tourbe, qu'il fait et qu'il entend y continuer". En réalité, il se révélera impossible de faire paître les vaches dans la tourbière : l'exploitation de la tourbe provoque des trous d'eau, dans lesquels on pourrait perdre une bête. Donc, le beau protocole négocié par nos maires ne sert à rien. On se console en vidant les trous d'eau chaque printemps pour capturer les grenouilles qui y élisent domicile en grand nombre. En ces temps où l'énergie animale était prépondérante, chaque nouvelle industrie se traduisait dans le paysage, non par des cheminées d'usines, mais par des chtailles et des fouariques. Champy fait construire des étables en grand, pour les 40 bœufs qui transportent la tourbe du Champ de Feu, où elle est extraite, jusqu'à Rothau, où elle est transformée en un charbon de tourbe au moyen d'un procédé qui n'est pas sans rappeler la fabrication du charbon de bois, en plus malodorant. L'emplacement de ces étables, aujourd'hui détruites, se déduit de la toponymie : on appelle encore ce lieudit les Chtailles Champy (étables de Champy). Ecoutons Léon Kommer décrire l'exploitation de la tourbe : "L'exploitation en elle-même était d'une grande simplicité. Il suffisait d'un genre de bêche munie d'un appui pour le sabot et, avec l'aide du pied, on taillait des morceaux en forme de brique. A côté, attendaient de grandes halles à rayonnages où l'on empilait les briques jusqu'à dessication complète par courant d'air, et l'air ne manque pas au Champ de Feu ! Ce haut plateau, maintenant reboisé, porte encore le nom de plaine des halles." Une fois la tourbe extraite, reste à savoir comment l'utiliser. Elle n'est guère appréciée pour chauffer les habitations, car elle sent mauvais. Reste à l'utiliser pour l'industrie, mais, là encore, ce n'est pas évident. On transporte la tourbe à Rothau, et l'on bricole, pour la transformer en "charbon de tourbe" (j'ignorais jusqu'ici que cela existât) un procédé plus ou moins inspiré de celui utilisé de tous temps pour fabriquer le charbon de bois. Il semblerait que le procédé, appliqué à la tourbe, soit relativement innovant, car un élève-ingénieur des Mines, M. Bineau, vient l'étudier. Il trouve le procédé très cher en raison du coût du transport de la tourbe entre le Champ du Feu, où elle est produite, et Rothau, où elle est utilisée. Cependant, il souligne que, dans d'autres endroits où un tel transport ne serait pas nécessaire, le procédé pourrait être plus rentable. Il trouve peu d'avantages au charbon de tourbe par rapport au charbon de bois, sauf lorsqu'il faut obtenir une chaleur très élevée. En conséquence, les ouvriers de Rothau l'utilisent par priorité lorsqu'ils forgent de grosses pièces.
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