table des matières, tome 3
LE CYCLE DES JOURS



"Réveillez-vous, gens qui dormez, priez Dieu pour les trépassés !"


       Ces vers familiers seraient insuffisants pour réveiller Théophile Widemann, le fils du meunier, s'ils n'étaient accompagnés du pire grincement que l'enfer ait inventé pour punir les oreilles qui ont pêché.

       Il faut dire que nous sommes le jeudi saint, et que les cloches de l'église catholique de Rothau sont parties à Rome. Il faut donc (je parle pour les catholiques) vivre sans cloches. Et, comme on a quand même besoin de savoir l'heure, et qu'on ne va quand même pas (je parle toujours pour les catholiques) obéir aux cloches protestantes quant aux heures de lever, retour des champs, coucher et culte (pardon : messe), ce sont les enfants de chœur qui remplacent les absentes.

       Ils sont armés de crécelles, les terettes, afin d'attirer l'attention des bonnes gens qui dorment (plus pour longtemps), en faisant du bruit. J'ai bien dit : du bruit ; et non pas : de la musique. Il y a là un point de théologie dont on ne saurait sous-estimer l'importance. On ne va quand même pas faire de la musique alors que le pauvre Kristkind croupit dans la prison de Pilate ! Durant la semaine sainte, la musique est donc formellement interdite, mais les crécelles, ce n'est pas de la musique. Rome a tranché ce point sans ambiguïté et d'ailleurs, aucune oreille ne s'y trompe.

       A l'issue du carême, qui n'est déjà pas particulièrement gai, la semaine sainte est comme une autre Toussaint. La Toussaint de novembre inaugurait la moitié sombre de l'année ; la Toussaint d'avril la clôt, mais avec quand même cette différence : nous savons que ces tristes jours se termineront en résurrection.

       Mais, pour le moment, il n'y en a que pour les trépassés, dont le besoin de prières est rappelé à chaque tournant de la journée. Et, comme l'on est tolérant chez les Widemann, Théophile se dit que c'est assez juste. Après tout, durant les trois jours qui précèdent Pâques, Jésus est aux enfers pour y libérer les morts. C'est un point capital. On ne voit pas pourquoi les hommes qui sont nés et morts avant Jésus-Christ n'auraient pas droit à être sauvés comme les autres. D'où l'importance des trois jours entre la mort sur la croix et la résurrection. Si le Christ a mis trois jours avant de ressusciter, c'est parce qu'ils les a occupés à quelque chose.

       Maïnté que c'était rien pour lui, s'il avait voulu, de ressusciter à l'instant même de sa mort sous les yeux des Romains qui en auraient baillé bleu.

       Mais alors les morts, qui serait allé les chercher dans leur enfer ? Ces trois jours sont donc les leurs. Il serait injuste de les leur ôter.

       Théophile choisit avec soin ses vêtements les plus sales (et nous verrons pourquoi). Le café avalé (car, au moulin, on s'offre ce produit de luxe ; c'est d'ailleurs le seul), il rassemble les plus jeunes poussins de la couvée de son père - Sophie, Charles, Benjamin et Frédéric - et lance l'ordre tant attendu : "Aux œufs ! ". Marguerite Banzet, leur mère, veille avec soin à ce qu'aucun vêtement ne soit trop propre, et nous verrons pourquoi, comme je l'ai déjà dit.

       Il faut te dire, cher lecteur, que l'œuf du vendredi saint, même pondu par une poule protestante, a des vertus magiques. On va donc les ramasser soigneusement, sans en oublier aucun. On en gardera à la cave, on en donnera à des amis, on en mangera.

       Mais, vas-tu me dire, (car rien ne t'échappe) : "Le vendredi saint, c'est pas aujourd'hui, c'est demain."

       Excellente remarque. C'est demain qu'on recueillera les œufs du vendredi saint. Mais justement : il faudra être sûrs qu'il s'agira bien d'œufs du vendredi saint et non pas d'œufs ordinaires qui auraient été pondus un autre jour et que l'on ne découvrirait qu'avec retard. Il importe donc de faire, dès le jeudi saint, une inspection méticuleuse du poulailler, afin d'en ôter les œufs non magiques.

       Voici donc la tribu Widemann qui inspecte chaque recoin de son poulailler.

       Demain, même exercice, cette fois ci pour trouver les œufs magiques.

       Ensuite, on sera donc sûrs de repartir à neuf au niveau du poulailler. Symboliquement, c'est l'idée de tourner la page. C'est comme quand les anciens hébreux fêtaient la Pâque avec du pain sans levain. C'était, bien sur, une façon de se rappeler les pains sans levain dont ils avaient du se contenter quand ils avaient fui l'Egypte, mais pas seulement. C'était aussi une façon de repartir à neuf, en évitant le levain, qui provient du pain des jours précédents.

       Tel que moi je ressens les choses, il y a de cette symbolique dans l'œuf du vendredi saint. Il est magique parce qu'on est absolument sur qu'il appartient à la période qui démarre, pas à celle qui meurt.

       Après l'inspection minutieuse du poulailler, la nichée Widemann est d'une saleté repoussante. Elle se change, tout en ayant soin de bien mettre de côté ses habits sales, car demain, la perquisition chez les poules va recommencer, et cette fois-ci, ce sera vraiment pour les œufs du vendredi saint.

       En attendant, pas question de laver ses vieux habits : faire la lessive durant la semaine sainte, cela fait à coup sur mourir dans l'année un homme de la famille. Ce qui se comprend parfaitement puisque la lessive, c'est le contraire de l'idée de renouvellement : on lave ses habits pour pouvoir les remettre.

       Ce ne sont pas les enfants qui vont se plaindre d'être sales comme des peignes.

       Au menu, il y a des œufs.

       Bien sur, on n'est pas obligé de faire maigre, puisqu'on est pas catholique. Mais quand même ! N'oublions pas que le Kristkind a été tué. Ce n'est pas comme de faire maigre pour un oui pour un non, ça c'est bon pour les papistes.

       Et puis, tous ces œufs qu'on a retirés du poulailler, il faut bien les manger !

       Donc on en mange. On en met à la cave pour protéger le moulin (des œufs du vendredi saint). On en peint en rouge, que l'on a cuits durs, pour que les enfants les cherchent le jour de Pâques. On en garde pour les amis (encore des œufs du vendredi saint ; les amis sont vraiment contents quand ils voient qu'on a pensé à leur en garder un ; la distribution fait circuler les bonnes pensées ; c'est un peu le même principe qu'aujourd'hui les cartes de nouvel an). Et on en garde pour les petits terettous.

       Car, à la fin de la semaine sainte, les petits joueurs de crécelle font la quête de maison en maison. On leur donne une piécette ou un œuf, ils l'ont bien mérité à remplacer, comme ils l'ont fait, les cloches durant toute la semaine.

       Louis Widemann sait qu'il doit montrer l'exemple. Ce n'est pas n'importe qui. C'est un notable, c'est le meunier, c'est un Widemann, et c'est comme qui dirait le représentant personnel, sur Rothau, du pasteur Oberlin, puisqu'il a confié l'éducation de ses enfants au pasteur de l'autre vallée.

       Quand on a des responsabilités comme celles de Louis Widemann, on se doit d'être to-lé-rant.

       Les petits terettous le savent, et ils n'oublient pas de venir quêter chez le meunier.

       Et le dimanche de Pâques, quel grand jour au moulin ! On fait toilette ; on change d'habits ; (on est sur d'avoir des vêtements impeccables puisqu'on a bien veillé à porter ses guenilles les jours précédents) ; on va à l'église et l'on y apprend que le Christ est ressuscité ; on écoute à nouveau le son des cloches catholiques (elles ont le même son que les cloches normales) ; on mange de la viande à midi (le carême est vraiment fini) ; pour marquer sa satisfaction, on chante ce cantique sans lequel Pâques ne serait plus Pâques : "Les choux sont bons quand ils sont gras, il sont meilleurs quand y a du châ" (du châ = de la chair, de la viande) ; et l'on cherche les œufs rouges, non pas dans un poulailler d'une propreté douteuse, mais dans le jardin, parmi les arbres et les fleurs.

       On est vraiment repartis du bon pied, et prêts pour les choses sérieuses : la Pentecôte. A Belmont, bien sur.


Fêtes et repères du calendrier

Les quatre grands repères du calendrier

Même au Ban de la Roche protestant, quatre saints forment les quatre grands repères qui distinguent les quatre saisons. On n'y attache aucune importance autre que calendaire. Il s'agit de :
- la Saint Georges ; c'est le 23 avril ; c'est le début des travaux agricoles ; on paie son bail au propriétaire terrien ; on sait que les cultures des voisins sont en train de pousser, et l'on est très attentif à ne pas piétiner les champs
- la Saint Jean d'été ; 24 juin ; on paie au berger communal une partie de ses gages
- la Saint Michel (29 septembre) ; on complète les gages du hodé, qui a d'ailleurs fini son travail ; les bêtes vont rentrer à l'étable ; on fauche le regain ; on engrange les récoltes et on s'en réjouit ; on répand le fumier, en poussant sa brouette selon le trajet le plus pratique, sans se soucier de savoir si l'on marche sur les champs des voisins, puisque leur récolte est engrangée ; la propriété privée est donc abolie dans une certaine mesure
- la Saint Jean d'hiver (pour mémoire ; en fait, le grand repère est Noël) ; il n'y a pas de travaux agricoles à faire, mais l'activité magique est au plus haut ; il ne faudrait pas que la végétation oublie de se réveiller ! Chez les catholiques, Noël est beaucoup une fête de la lumière dans la nuit (ah ! le spectacle des lanternes au retour de la messe de minuit !), des arbres et des bestiaux ; au retour de la messe de minuit, ils entourent chaque arbre d'un fil pour faciliter le retour de la sève ; on a même vu des familles luthériennes ou neyouses le faire aussi ; c'est aussi la fête des animaux : ils ont droit à une ration supplémentaire de foin, et pas n'importe lequel ; du regain, le caviar des foins, tous les bœufs vous le diront ! Car, la nuit de Noël, ils parlent ; quant aux enfants, à l'origine, ce n'est pas eux qui reçoivent des cadeaux, ils les ont eus à la Saint-Nicolas ; cela dit, sous l'influence protestante, Noël tend à devenir la fête des cadeaux aux enfants (cadeaux bien modestes d'ailleurs) ; théoriquement, les petits catholiques ont leurs cadeaux à Saint Nicolas, et les petits protestants à Noël, mais en réalité ils gagnent en général tous sur les deux tableaux.
Moitié sombre et moitié lumineuse de l'année

L'année se divise aussi en une moitié sombre, sous la domination des forces négatives et nocturnes, et en une moitié lumineuse. La moitié sombre est riche en fêtes, certaines très belles, mais aucune n'est dépourvue d'ambiguïté. Il s'agit toujours de faire au mieux avec une situation négative. La moitié lumineuse comporte quelques fêtes, mais elle est moins riche au point de vue mythologique. C'est la belle saison et l'on est surtout occupé à travailler. Je donne ci-après le calendrier catholique, car c'est lui qui forme la base, même si les protestants vont s'en distinguer sur tel ou tel point.

Fêtes de la moitié sombre de l'année

Toussaint ; ne se distingue pas du jour des morts
Saint Nicolas ; c'est, bien sur la fête des enfants, et ceux qui ont été sages seront récompensés par le Saint ; mais, attention, il y a aussi le père Fouettard, dont la menace tient les enfants tranquilles depuis un bon mois ; les deux saints arrivent ensemble et demandent si les enfants ont été sages, ont bien dit leurs prières, ont bien fait leurs devoirs ; il y a parfois quelqu'un pour signaler que non, et alors, il peut fort bien arriver que le père Fouettard entre en scène et place l'enfant sur sa bourrique, au moins le temps de faire quelques pas ; la fête est donc plus une invitation à faire son examen de conscience que l'attente de cadeaux somptueux sans contrepartie
Avent : c'est la période liturgique qui précède Noël ; c'est une sorte de Carême
Noël : comme déjà dit, c'est la fête de la lumière dans la nuit, de la végétation qui semble morte mais qui ne demande qu'à repartir
Les Rois
La Chandeleur
Premier dimanche de Carême : c'est la grande fête de la transgression, avec les Bures
Carême : période de jeune, parfois sévère chez les catholiques
Rameaux : c'est le début de la semaine sainte, qui est aussi une sorte de "Toussaint d'avril" ; les catholiques font bénir des branches, dont certaines seront plantées sur les tombes et dont d'autres béniront toutes sortes d'occasions ; on en donne autour de soi, y compris aux voisins protestants qui n'ont pas droit à cette fête ; les plantes utilisées varient selon les villages, mais le top du top, c'est les branches de saules qui, même coupées et même parfois privées de leur peau, se comportent comme des boutures et donnent un nouvel arbre
Jeudi saint : les cloches partent à Rome et sont remplacées par des terettes
Vendredi saint : ramassage des œufs magiques ; surcroît de jeûne pour les bons catholiques (c'est le jour même de la mort du Christ) ; il y en a qui vont jusqu'à ne manger que la soupe de neuf façons, c'est à dire une soupe aux neuf herbes, sans viande et même sans matière grasse.
Samedi saint : il ne se passe rien de spécial, si ce n'est qu'aux moments importants de la journée, comme les jours précédents, on est invité à prier Dieu pour les trépassés
Fêtes de la moitié lumineuse de l'année
Pâques : bien entendu, c'est Pâques, fête de la résurrection, qui démarre en fanfare la moitié lumineuse de l'année
Les Rogations : processions pour demander beau temps et belles récoltes, bénédiction des champs par le Curé ; les protestants n'y participent évidemment pas mais ce n'est pas très grave ; en effet, si les catholiques demandent monts et merveilles à leurs saints à l'occasion des Rogations, en réalité ils en attentent seulement des prévisions sur le temps ; le temps de telle journée sera le temps de telle période de l'année ; les protestants obtiennent la même information en observant les catholiques
Le Mai : les garçons du village plantent une jolie branche d'arbre devant la maison de la femme dont ils rêvent … ou font savoir par d'autres messages que telle ou telle femme a tous les défauts ; n'oublions jamais que la société d'autrefois était violente et que le stigmatisation sociale était une méthode de mise à mort lente mais sure
La Fête Dieu : fête à base de pétards
La fête du Saint du village : elle a lieu à des dates différentes selon les villages et se passe à peu près comme la Pentecôte du Ban de la Roche
La Pentecôte : ah ! la Pentecôte ! c'est le grand jour de la revanche des protestants ! figurez vous que, toute l'année, ils se font traiter de hapolahs, de personnes austères, de gens qui ne savent pas s'amuser ; mais le jour de la Pentecôte à Belmont, c'est eux qui s'amusent ! les catholiques n'ont aucune idée de ce que la Pentecôte peut être ! ils y voient une sorte de prolongement de Pâques et ils se contentent d'aller à l'église ; mais la Pentecôte, c'est bien plus que ça !
La Pentecôte à Belmont décrite par Léon Kommer

"Le sommet du divertissement, de la distraction et de l'amusement se situait à la Pentecôte, dont nous avons déjà appris les origines. Officiellement, les préparatifs débutaient deux ou trois semaines auparavant, par l'adjudication des jeux de la fête. Mais, dans les familles, les préparatifs allaient bon train. Depuis belle lurette, la ménagère avait réservé le plus beau jambon de la cheminée. Dès la quinzaine précédente, il y avait un grand nettoyage dans chaque maison, de fond en comble, même la façade n'échappait pas à la règle et se trouvait reblanchie à la chaux, comme d'autres pièces intérieures aussi. Les rues du village étaient l'objet de soins particuliers. Il est vrai qu'après un long hiver, c'était la saison de s'ébrouer comme la nature.

Faire des invitations, inutile ! Chacun sait qu'il est de la smala, et la Pentecôte est une réunion de famille, qu'il sera reçu à bras ouverts, et qu'il ne manquera rien au menu.

Dès le jeudi précédent la fête, la mère était fébrilement occupée. C'est que la série de tartes et de kougloffs demande beaucoup de peine et de temps, sans compter les autres friandises. Pour la fête, toute peine est légère, les enfants aussi l'ont compris. Chacun ne s'astreint-il pas à tout le travail supplémentaire possible afin de parfaire le pécule pour le grand jour ? car il faut compter trois jours : le dimanche, le lundi, et le dimanche suivant. Les jeux adjugés sont aussi nombreux : danses, tirs, jeux de massacre et autres. La grande spécialité du jour était le pain d'épices de Gertwiller, que l'on pouvait acheter garni de dessins de circonstance, prénom des danseuses ou "A Monsieur le Maire" , qui était le premier distribué. Un orchestre de cinq musiciens invitait à la danse, la toute première réservée à une personnalité notable, puis au tour des jeunes, et, après le souper, maint couple d'un âge avancé essayant encore ses capacités. Quel entrain !
Au tir, les fusils modèle 1870, aux grosses balles de plomb, claquaient sec. Il s'agissait de gagner un mouton adulte, non pas aux points mais à la cheville, c'est à dire le plus près du centre.
Les autres jeux ne manquaient pas non plus d'ardeur et de zèle, mais il faut bien se dire qu'il n'y avait qu'une seule Pentecôte par an. Donc, chacun s'en donnait à cœur joie dans une ambiance des plus relevée, sachant qu'après le triste hiver vient le joli printemps, car rares étaient ceux qui entre temps revoyaient une fête publique, tout au plus la fête de Rothau, après les récoltes et avant les frimas."






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