table des matières, tome 3
LA BATAILLE DE ROTHAU



       En 1814, Napoléon, à la tête des restes de ses armées, recule devant les puissances coalisées. Le général Victor, chargé de la défense de l'Alsace, ne dispose que de 11 600 hommes. Il décide d'abandonner l'Alsace à l'ennemi, et de concentrer ses troupes à Baccarat.

       Le voici donc qui remonte la vallée de la Bruche, direction la Lorraine, sans même un semblant de combat.

       Qu'à cela ne tienne ! Le Ban de la Roche se défendra tout seul !



       Nicolas Wolff, le maire bonapartiste de Rothau, recrute une petite troupe parmi les ouvriers des forges et les boquions, au tarif de 5 francs par combat. On s'arme de ce qu'on trouve : un fusil, un sabre, une pique. Jean Wiedemann, propriétaire de l'hôtel des Deux Clés, se bat encore à 64 ans, aux côtés de son fils. Jean-Frédéric Jacquel, futur directeur d'usine, s'arme d'une faux emmanchée sur une perche. On reconnaît aussi un Holveck, dit le Saint Cloud, un Koeniger de Wildersbach, qui sera le premier tué, ainsi que le vieil instituteur Didier, qui périra lui aussi.

       C'est dans la forêt, que la petite troupe accueille les kayserlicks et les Russes d'un feu nourri, mais elle doit ensuite reculer jusqu'à Rothau où elle se retranche dans le cimetière.

       Ils sont trois à quatre cent partisans, attaqués par le capitaine de Bodman. Après un combat indécis, l'ennemi recule sur Fouday où Louis Widemann, le meunier, représentant les notables de la Bruche, vient lui proposer un armistice. Wolf accepte, à condition qu'aucune sanction ne soit prise. En réalité, la maison de Wolf sera pillée et détruite.

       Nicolas Wolf se réfugie, dit la légende, à la cense du Sommerhof, où Joseph Sommer lui ouvre la porte bien que les Russes ne soient pas loin. La situation est dramatique. Non seulement Wolff risque d'être pris, mais il risque de faire massacrer le sorcier anabaptiste et sa famille. A moins que …

       "Donne-moi tes habits, Joseph !"

       Et hop ! en deux temps trois mouvements, voici Monsieur le Maire déguisé en neyouz, habit de couleur unie, sans fioritures, et chapeau noir. Manque peut-être la barbe !

       L'ennemi arrive à la ferme. Il s'agit d'une troupe de Cosaques. Nicolas, déguisé, leur ouvre la porte.

       "Si j'ai vu passer des Français armés ? Oh oui ! Ils sont partis par là !"

       Nicolas leur désigne la direction du bois de Barr, et les Cosaques s'y précipitent.


LES INVASIONS DE 1813-1815, ALSACE ET VOSGES
Par le colonel Pierre Denis
(étude dactylographiée pouvant être lue à la bibliothèque
du service historique de l'armée de terre au château de Vincennes)

Nicolas Wolff, le plus important, opérait dans la vallée de la Bruche. Dès le 5 avril, l'ennemi, au courant, voulut étouffer cette révolte par des actions convergentes :
  • venant de Sélestat, le lieutenant Narcisse prit 32 suspects à Saales le 5, se heurta le 6 à Rothau à Wolff et fit demi-tour
  • parti de Molsheim le 6, le capitaine de Bodmann attaqua le lendemain 300 à 400 partisans de Wolf dans le cimetière de Rothau ; après un combat indécis, l'assaillant recula sur Urmatt, où Widemann, représentant les notables de la Bruche, vint lui proposer un armistice accepté par Wolff si aucune sanction n'était prise ; ce fut réalisé
  • le lendemain 8, le major Vincenti vint de Sélestat fouiller la région, récupérer des armes, et constater le calme revenu ; d'Epinal, un autre détachement vint détruire à Rothau la maison de Wolff
  • celui-ci échappa le 10 à des patrouilles à 10 kilomètres de Schirmeck, se réfugia le 12 avec une quarantaine d'irréductibles dans le massif du Donon, puis gagna Metz le 14
  • le calme était revenu dans les Vosges

Les principales causes de la faible efficacité de cette résistance furent son organisation trop tardive et surtout la lassitude de la population, dont la famille de Wolff ; il n'y eut pas de contagion, et lui-même fut trop peu aidé
  • · "Bourbonnisation de la population :
- les royalistes deviennent puissants et arrogants
- la masse était satisfaite de la fin des combats
- il restait aux derniers bonapartistes, anciens militaires pour la plupart, à se cacher



DOCUMENT

LES PARTISANS*

Par Henry Ganier

Le Donon, le haut lieu sacré, l'autel des grands ancêtres, la montagne historique, s'élève, enveloppée par son sombre manteau de velours vert, dans l'azur infini d'un beau jour. L'Alsacien contemple sa cime rocheuse, et le Lorrain aperçoit, se découpant vers le ciel, son temple mégalithique.
Je l'aime, cette chère montagne, à l'ombre de laquelle j'ai passé ma vie. À ses pieds, huit générations des miens dorment leur dernier sommeil. Je l'ai parcourue en tous sens; je l'ai visitée en touriste, traversée comme soldat, admirée et reproduite comme peintre ; j'ai cherché ses sous-bois mystérieux; j'ai sondé ses réduits les plus ignorés; j'ai respiré ses effluves embaumés; j'ai rêvé devant ses dolmens et ses menhirs; j'ai vécu sa vie, car elle vit, cette belle montagne, elle vit dans ces mille voix de la nature qui chantent au coeur de qui sait entendre; elle vit du souvenir de tous ceux qui foulèrent son sol, mortels, esprits ou dieux. Ses échos redisent encore. les bruits, les rumeurs, les frissons perçus pendant les siècles écoulés, depuis le bourdonnement de l'abeille sauvage jusqu'au cri de guerre du Celte; depuis la chanson d'amour de la tourterelle, depuis le rire de la Vierge du Soleil, jusqu'à la plainte du mourant de 1814.
Oui, je l'aime, ma chère montagne!

Tout bambin encore, assis sur les genoux de mon grand-père, j'écoutais attentif et ravi, pendant les heures de la veillée, les contes, les légendes qui se redisent au foyer du montagnard. Heures si douces de l'enfance, heures d'extase et de recueillement, pendant lesquelles, les gnomes, les farfadets, les Celtes et les Romains, les preux chevaliers, les héros en guenilles ou les vieux de la vieille défilaient devant mes yeux émerveillés.

Les hivers ont succédé aux printemps, et, arrivé au déclin de la vie, mon coeur ému évoque ces récits d'antan.

J'ai choisi dans cette gerbe de souvenirs une anecdote dont le Donon, ainsi que ses environs immédiats, fut le théâtre et mon grand-père l'acteur principal. C'était pendant la campagne de France, en 1814!

Mon grand-père, enfant de la Vallée de la Bruche, avait fait toutes les campagnes de la République, du Consulat et de l'Empire, comme officier de cavalerie. Il avait servi successivement comme aide de camp dans les états-majors du duc de Trévise (et du prince de Ponte Corvo). Les suites d'une grave blessure, reçue pendant la campagne de 1809, l'avaient forcé prématurément de quitter le service actif. Il était revenu dans son pays d'origine, continuant à servir sa patrie dans les fonctions d'inspecteur des forêts.

C'est au milieu de ces agrestes occupations que les événements de 1814 vinrent le surprendre. Profondément touché par les malheurs de la France, mon grand-père, qui venait de se marier et avait un tout jeune bébé, n'hésita pas à quitter ceux qui lui étaient si chers, pour reprendre du service. Nanti d'une commission de major, commandant un régiment de chasseurs forestiers des Vosges, il avait recruté dans son personnel de forestiers, de gardes, de sagars, de bûcherons, voire même de braconniers, presque tous anciens militaires, le noyau d'une troupe destinée à garder et défendre les cols et passages des Vosges, à inquiéter les communications de l'ennemi, s'emparer de ses convois, détruire ses reconnaissances, en un mot faire la guerre de partisans.

Le gouvernement avait distribué nombre de commissions à d'anciens officiers qui levèrent d'autres corps francs, dont quelques-uns inscrivirent de leur sang une page brillante dans les annales de l'histoire contemporaine.

Par malheur, la rapidité avec laquelle les événements de cette néfaste campagne se précipitèrent, entrava l'organisation, l'armement et l'équipement de ces corps.

Malgré leur audace, leur courage, leur patriotisme, ce défaut de préparation ne permis pas aux partisans de donner à la défense du sol envahi tout ce que l'on pouvait attendre d'eux.

Mais revenons à mon grand-père. Sa troupe à peine recrutée, il se mit en campagne; le point de rassemblement était à la maison forestière du Hengst, dans le massif du Grossman. Au petit jour, trois cents hommes environ, de tout âge et de toutes professions, se rassemblèrent en silence, le courage, l'énergie se lisaient sur leurs figures expressives. Cette réunion de guerriers improvisés, si elle manquait un peu de l'allure d'une troupe régulière, offrait par contre un aspect des plus pittoresques, entourée qu'elle était par le cadre unique d'un admirable paysage d'hiver. L'uniformité de la tenue laissait quelque peu à désirer; on y voyait de tout, depuis l'uniforme du garde national, du douanier, du forestier, jusqu'à la blouse bleue du sagard et la veste de velours du chasseur.

L'armement était à l'avenant, fusils de munition, fusils de chasse, mousquets, carabines, enfin plusieurs fusils de remparts destinés à tenir lieu d'artillerie de montagne. Ces massifs engins fixés sur pivots étaient montés sur des schlittes qui leur servaient d'affût. De jeunes garçons s'attelaient à la bricole et traînaient ce canon d'un nouveau genre, à travers les chaumes, les bruyères et les rochers; deux hommes manoeuvraient la pièce.

La batterie était commandée par un sagard de la basse de Netz, ancien sous-officier d'artillerie. - Hans Aloïs de Barenbach, plus connu sous le sobriquet de Rouge Bounot, était un fort brave homme et un homme excessivement brave, d'un courage calme et la nature l'avait doué de muscles d'acier et d'une vue aussi perçante que celle de l'aigle. Tout était rouge chez lui, le poil, la peau et le bonnet de renard fauve qui couvrait son chef. Le nez surtout, en raison d'une absorption considérable de tabac à priser et aussi d'une série non interrompue de coups de soleil, brillait comme un tison incandescent avec des reflets de rubis.

Sur un signe de son chef, la troupe, prenant la file indienne, se mit en marche pour atteindre, en suivant les crêtes, les passages qu'il s'agissait de défendre dans le massif du Donon.

La lutte fut sanglante; cette poignée de braves combattit pendant six jours et six nuits contre tout un corps d'armée; défendant pied à pied tous les points accessibles de cette partie de la chaîne des Vosges, passant toujours en combattant d'un sommet à l'autre; descendant dans les vallées, remontant les basses et causant à l'adversaire le plus de mal possible. L'artillerie du Rouge Bounot fit merveille! Mais que pouvaient ces quelques hommes déjà décimés par la mort contre la masse sans cesse grandissante de l'envahisseur.

Les partisans bientôt menacés d'être entièrement enveloppés et anéantis, durent songer à leur salut; ils n'avaient plus d'autre ressource que de s'égayer comme les Vendéens dans le Bocage; de passer par petits groupes entre les divers détachements de l'ennemi, en suivant les sentiers les plus ignorés de la chaîne, afin de rejoindre le gros de l'armée, en retraite sur la Champagne.

Au moment où l'ordre allait être donné de cesser le combat, et de se disperser, le Rouge Bounot s'approchant de mon grand-père lui dit: "Monsieur l'inspecteur, j'ai encloué mes pièces! II n'y a plus rien à faire ici: nous sommes tournés et pris à revers par toutes les basses de Ravon et du Blancrupt ; dans dix minutes les Bavarois nous prendront comme renards en terrier" et pendant que le sagard parlait, les balles tombaient comme grêle, et les hommes aussi, frappés, foudroyés de toutes parts. Alors sur un dernier signal du cor de chasse, tous les survivants disparurent à travers les fougères et la futaie; la lutte était terminée, il était huit heures du matin!

Mon grand-père et Hans le Rouge Bounot, l'oeil au guet, le doigt sur la détente de l'arme, se défilant derrière chaque obstacle naturel, gagnèrent peu à peu du champ et dans l'après-midi arrivèrent, sans encombre, aux roches-abris en-dessous du Todten Kopf. De cet observatoire naturel, ils examinèrent longuement et attentivement ce qui se passait dans la basse de la Netz. Rien de suspect n'étant signalé, ils descendirent avec mille précautions droit sur la scierie - écoutèrent encore - tout était silencieux - ils pénétrèrent alors dans le réduit.

À peine entrés, ils enlevèrent leurs uniformes troués par les balles, lavèrent leurs mains et leurs figures noires de poudre; puis après avoir revêtu des habits de travail, ils portèrent dans une cachette, sous les rochers, vêtements, armes, munitions, tout ce qui aurait pu les trahir.

Le froid étant très vif, ils allumèrent un bon feu dans la cheminée du réduit.

Assis l'un en face de l'autre, la pipe entre les dents, ils devisaient à voix basse, sur leur situation et sur les événements passés, pendant que, sous la cendre, quelques pommes de terre et un peu de lard cuisaient doucement à l'étouffée.

La nuit était survenue; tout en mangeant et en causant, le Rouge Bounot avait l'oreille au guet.

"J'entends des pas sur la neige - ils se dirigent vers la scierie - ! - Mais non, je ne me trompe pas! - Rasseyez-vous, monsieur l'inspecteur, - rien à craindre - c'est notre Gotton, qui vient voir aux nouvelles sans doute! "

Il avait à peine achevé que la Gotton entrait au réduit:

"Te voilà, notre homme, avec tous tes membres! -Sainte mère de Dieu! - j'en ai passé des jours et des nuits - ! - de Netzenbach on entendait la fusillade comme si elle était dans notre cuisine - on en ramenait des voitures de blessés; ah! vous avez bien travaillé là-haut. Mais n'empêche que le village est plein de kaiserliks et de cosaques, - c'est miracle que je n'en aie pas rencontré en route."

"Faites excuse, monsieur l'inspecteur, si je ne vous ai pas salué, mais j'étais si échauffée de revoir le père de mes petits - n'est-ce pas? - Votre dame et le petiot sont à Saint-Dié, c'est votre frère le juge de paix qui les a conduits, - il est revenu à Schirmeck; on ne lui a rien dit, mais cette sale chenille d'Itzig, le colporteur polonais, a donné aux chefs tous les noms des partisans. - Les cosaques ont tout mis sans dessus dessous chez votre père à Wisch et chez votre Jean-Baptiste à Russ, ils ont fouillé jusque dans les pétrins. - Le chef qui loge au "Cheval blanc" a déclaré que s'il vous prenait, votre affaire serait bien vite réglée, - et il a fait un geste comme quoi qu'on vous passerait du chanvre au col." -


Voilà ce que débita la Gotton tout d'un trait, à quoi Hans ajouta, en guise de péroraison :

"Et si jamais cette fripouille d'Itzig me tombe sous la main, je lui casserai les quatre pattes et le reste! "

"Amen!" dit mon grand-père.

La nuit se passa tranquille; au petit jour mon grand-père et Hans quittèrent la scierie pour gagner les métairies des Hautes-Chaumes et rejoindre l'armée. En passant derrière Schirmeck pour traverser la Bruche et atteindre la basse de Barembach, mon grand-père, malgré l'avis de Hans, commit l'imprudence d'entrer chez son frère le Juge de paix, afin de prendre quelque argent et faire parvenir de ses nouvelles à sa femme. Mal lui en prit; malgré son déguisement, il fut reconnu par le colporteur au moment où il franchissait le seuil de la maison de son frère, et il n'était pas depuis deux minutes dans la salle à manger, causant avec les siens, qu'une escouade de fantassins bavarois pénétrait dans la pièce. En un clin d'oeil il était ligoté et mis dans l'impossibilité de remuer un doigt...

Hans, plus heureux, avait disparu. Bientôt après, entrait le commandant d'étape pour procéder à l'interrogatoire d'identité. Tout en parlant, les deux interlocuteurs se regardaient comme des gens qui doivent s'être vus déjà quelque part. - Ce fut le commandant qui prit la parole le premier en un français très pur :

"Mais...n'étiez-vous pas à l'état-major du Prince de Ponte Corvo, monsieur?"

"Certainement. - Vous êtes alors le Baron de François!"
répliqua mon grand-père.

En effet, tous deux avaient servi dans l'état-major du 9° corps de la grande armée pendant la campagne d'Autriche en 1809.

Et devant les soldats ébahis, ils se donnèrent l'accolade.

Aussitôt délivré de ses liens, autorisé à écrire à sa femme, à changer de vêtement, le prisonnier demeura libre de ses mouvements sous la garde d'un sous-officier, en attendant l'heure prochaine d'être conduit sous escorte au grand quartier général des alliés, à Saint-Dié. Deux heures après, il était invité à prendre place, à côté du Baron de François, sur un char-à-banc, escorté d'une dizaine de chevau-légers bavarois, - et en route!

La conversation languissait; le baron de François était triste, il savait qu'il conduisait son ami à la mort. Quant à mon grand-père, il n'ignorait pas où il allait; il avait lu sa condamnation par-dessus l'épaule de son ancien compagnon d'armes, alors que celui-ci revoyait ses instructions. L'ordre était clair et simple - c'était, aussitôt arrivé à Saint-Dié, le peloton d'exécution. Mon grand-père était fermement décidé à échapper au sort qui l'attendait, et, comptant sur sa grande agilité et sa parfaite connaissance du pays pour s'évader, il feignait de l'abandon et de la gaîté, afin d'endormir les soupçons de son gardien tout navré.

Un peu avant d'arriver au village de Bourg-Bruche; la route de Saint-Dié, qui s'élève contre le flanc de la montagne, développe une montée très raide, terminée au sommet par un coude obliquant brusquement à gauche, alors qu'à droite la Bruche court vers Rothau; un énorme rocher, qui fait promontoire sur le chemin masque entièrement ce tournant.

L'escorte s'était quelque peu relâchée de sa surveillance et marchait, derrière la voiture, au pas des chevaux. Mon grand-père profitant du court instant où la voiture, dépassant le rocher, demeurait cachée aux yeux des cavaliers qui la suivaient, fit un bond de la banquette sur la route, puis, franchissant le fossé, disparaissait dans les buissons et les genêts qui couvraient l'escarpement des premières pentes de la montagne.

Avant que le commandant et ses hommes, revenus de leur stupeur, eussent pu organiser la poursuite, mon grand-père avait gagné plusieurs centaines de mètres. De temps en temps il s'arrêtait pour reprendre haleine, puis repartait en une course folle. Les cavaliers ayant mis pied à terre, saluèrent ce départ de quelques salves de leurs mousquets, tirant dans la direction des ondulations que le passage du fugitif imprimait aux genêts. Stimulé dans sa fuite par le sifflement des balles qui venaient briser les branches tout autour de lui, celui-ci put gagner la lisière du bois; là, il tomba, à bout de force, atteint d'une blessure assez forte à la hanche, blessure occasionnée par le ricochet d'une balle.

Mais le brave Hans veillait, témoin invisible de l'arrestation de son chef aimé, il avait devancé la voiture en courant à flanc de coteau au-dessus de la route de Saint-Dié. Il avait assisté de loin à toutes les péripéties de cette fuite et se portait au secours de mon grand-père; il arrivait juste à point!

Une bonne lampée d'une bonne eau-de-vie de prunelle que Hans portait sur lui redonna quelque force au pauvre blessé; un pansement sommaire arrêta l'écoulement du sang. Après une marche pénible à travers les bois, les proscrits trouvèrent enfin un asile sûr à la marcairerie du Champ-du-Feu, chez la soeur du Rouge Bounot. Grâce aux soins affectueux et dévoués des braves gens qui l'entouraient, mon grand-père fut vite remis sur pied. Mais il ne fallait plus songer à rejoindre l'armée.

Pendant leur séjour à la marcairerie, ils n'eurent qu'une seule alerte - mais qui fut assez vive. C'était par une belle après-midi; les deux compagnons d'infortune, assis au poêle, jouaient aux cartes, quand Hans, qui était tourné du côté de la fenêtre, fit un saut en arrière et lâcha son jeu.

Il venait d'apercevoir, débouchant de la lisière du bois voisin et entrant dans la clairière qui bordait le chalet, Itzig le colporteur qui marchait en tête d'une demi-douzaine de grenadiers croates des confins militaires de l'Autriche! La troupe se dirigeait droit sur la maison! Etaient-ils trahis?

Mon grand-père courut au hallier et disparut en entier dans un tas de foin; Hans, qui voulait voir sans être vu, passa dans la cuisine, et, escaladant jambons, saucisses, bandes de lard et le reste, grimpa jusqu'à l'orifice de la cheminée et écouta.

Les Croates entrèrent, se firent servir à boire et à manger et bientôt après, reprenant leurs armes, prirent la direction de la Rothlach. Hans, qui avait hasardé un coup d'oeil à l'orifice de son observatoire aérien, les vit s'évanouir dans la sapinière. Itzig n'était pas avec eux - il était resté à la marcairerie dans l'espoir de vendre quelque peu de sa marchandise. - C'est alors que l'astucieux sagard, enjambant l'orifice de la cheminée, descendit sur l'arête du toit et gagna en rampant le fenil où se tenait caché mon grand-père pour le prévenir de ce qui venait d'arriver.

Passant ensuite à l'étable, toujours en se dissimulant, il appela son neveu Tony, grand et solide gaillard, découplé comme un athlète. Hans prit un sac à pommes de terre, puis les deux complices, armés chacun d'un solide manche de cornouiller, descendirent dans le lit du ruisseau qui contournait la maison et le suivirent, en se dérobant le mieux possible aux regards indiscrets, jusqu'au point où il croise la sente de la Haute-Goutte. Ils sortirent alors de leur voie aquatique, et, se cachant dans les buissons, ils attendirent.

Ils n'attendirent pas longtemps. Bientôt Itzig, la balle sur l'épaule, sifflotant en fausset un air slave, apparut sur la sente.

"Voilà un bien joli garçon, souffla Hans à l'oreille de son neveu, je suis curieux d'entendre comment il va chanter tout à l'heure!"

Le colporteur venait de dépasser l'embuscade, quand deux ombres surgirent derrière lui, le sac à pommes de terre vivement manoeuvré s'abattait sur sa tête et l'encapuchonnait jusqu'aux coudes. Ficelé comme un boudin, il est enlevé au pas de course et déposé sur le ventre à deux cents mètres de là, dans une jolie petite clairière. II n'avait pas dit ouf. Mais voilà tout à coup qu'une formidable dégelée de coups de bâtons frappant régulièrement depuis les épaules jusqu'à la plante des pieds vient pleuvoir sur lui; le malheureux, que la terreur avait jusqu'alors rendu muet, se prit à mugir dans son sac, comme tout un troupeau de boeufs. Quand ils furent fatigués de cogner, les deux justiciers se demandèrent s'ils n'allaient pas brancher le traître au premier sapin; mais la crainte d'encourir les reproches de mon grand-père les arrêta.

Pour cette fois, Itzig échappait à la hart! N'empêche que la râclée avait été homérique; d'après Hans, le corps d'Itzig avait dû s'allonger d'au moins 25 pouces sous le laminoir des coups de bâtons.

Après avoir enlevé le sac qui aurait pu les trahir, les deux compères coiffèrent Itzig jusqu'aux épaules avec un bonnet de coton pris dans sa balle de colporteur et l'abandonnèrent sur la place où il avait reçu sa correction; - il ne faisait plus un mouvement. - Puis, reprenant le chemin par lequel ils étaient venus, l'oncle et le neveu regagnèrent la ferme en ayant soin d'effacer les traces de leur passage.

Quant à Itzig, il fut relevé le soir par des bûcherons qui rentraient du travail - et bientôt après il disparut du pays, sans doute pour se faire pendre ailleurs, mais l'histoire ne dit pas où.

Paris venait de capituler sans combat, la lutte était terminée. La courageuse et digne épouse de mon grand-père, bravant l'hiver, les difficultés d'un voyage au milieu d'un pays occupé par l'ennemi, partit pour Paris, son bébé dans les bras; elle parvint à force d'énergie et de volonté à obtenir une audience de l'empereur Alexandre, qui lui accorda enfin la grâce de son mari.

Ce texte, pris sur le site internet de Pierre Juillot, a été publié la première fois par l'Imprimerie Alsacienne.





page suivante