Le 19ème siècle voit se produire un phénomène d'édition d'une dimension considérable, qui a cependant échappé aux études savantes. C'est la réédition du Grand Albert et du Petit Albert, livres de magie. Vendus par colportage, ils font la fortune de leurs diffuseurs : 400 000 exemplaires par an rien qu'en Ardenne Belge au milieu du 19ème siècle. Cela veut dire que pratiquement chaque famille en a un, malgré les cris de fureur des curés. Que sont ces livres maudits ? Il est aujourd'hui bien facile de se faire son opinion personnelle, puisque l'ethnologue Claude Seignolle les a édités dans la collection Bouquins. Le Grand Albert a un auteur des plus respectable : il s'agit de Saint Albert le Grand (v 1193-1280), dominicain et philosophe, maître de Saint Thomas d'Aquin. Il a donné son nom à une place de Paris, la place Maubert (originellement : place du maître Albert). Donc, même lui, rétrospectivement, se voit accusé de sorcellerie par livre interposé ! Le livre est empreint des idées de Paracelse : la nature est un grand système de correspondances, et celui qui les connaît est non seulement un savant mais aussi une personne de grand pouvoir, car la magie est d'abord et, oserait-on dire, seulement, une technique. Elle ne se pose aucunement en rivale de Dieu. La nature, dont la connaissance parfaite et profonde, est à la base de la magie, est avec Dieu dans un rapport de créature à créateur. Elle lui est totalement subordonnée. Il n'est nullement question de prendre la place de Dieu. Bien entendu, Saint Albert le Grand écrit, mais n'imprime pas. La première édition imprimée est nettement postérieure. Si bien que le livre est interpolé. Il a plusieurs auteurs, certains excellents (Albert le Grand), et d'autres dont on ne sait rien. Ce qui est particulièrement gênant dans le cas d'un livre de recettes magiques dont l'utilisateur espère qu'elles marchent sans se retourner contre lui. Si l'on n'a pas confiance dans chaque ligne d'un tel livre, on n'a confiance dans aucune Le Petit Albert se veut une actualisation du grand ; l'auteur est de mentalité moderne ; il souligne qu'il a testé ses recettes et se montre ravi quand il peut dénoncer une supercherie ; l'ambiance du 18ème siècle est partout, quoique le langage soit vieux, ce dont l'auteur s'excuse ( "Les curieux ne s'attacheront pas au langage vieux et peu poli de ce livre ; on a mieux aimé le laisser comme on l'a trouvé plutôt que d'y changer quelque chose, de peur d'en altérer le véritable sens" ). Il s'agit d'un esprit assurément empreint de mentalité magique, mais également rationnel et même pieux. Parmi les recettes que donne le Petit Albert, les plus complexes nécessitent de ne pas se tromper sur les heures que chaque planète gouverne, les phases de la lune, etc … D'où la nécessité, pour le profane, d'utiliser, conjointement un almanach. Lesquels almanachs, relatifs à une année précise, étaient également vendus par colportage. Il y avait déjà des almanachs du temps du pasteur Oberlin, puisque celui-ci se préoccupe de les expurger. Voici ce que je lis dans la brochure distribuée par le presbytère de Waldersbach à l'occasion du bicentenaire du célèbre pasteur : "Dans l'embrasure de la fenêtre, nous voyons, à droite, l'introduction à l'almanach, à gauche une feuille de cet almanach. Ce fut une grande joie pour Oberlin d'arriver à le publier. Composé de quatre feuillets, un par trimestre, il portait en marge la mention des éclipses, le coucher et le lever du soleil, les signes du zodiaque. Il était "purifié" des horoscopes, prédictions d'après les planètes de naissance, jours fastes et néfastes, et de toutes ces choses incompréhensibles, inutiles et contraires à la parole de Dieu. "Tous les jolis noms que mon prédécesseur a introduit chez vous s'y trouvent, et des noms nouveaux, qui permettent de distinguer les enfants de tous ceux qui portent le même nom de famille. L'almanach contient en outre des règles de santé d'après Tissot." On est un peu abasourdi de voir qu'Oberlin a eu affaire à l'almanach. Ses paroissiens avaient tout juste appris à lire au temps de Stouber, et voilà qu'au temps d'Oberlin, ils connaissaient déjà les livres de magie ! Car lire un almanach sans le livre de magie qui va avec, c'est comme lire Télé Sept jours sans avoir la télé. Au 19ème siècle, l'achat d'almanachs par les paysans était socialement toléré, et se faisait de façon ouverte. L'almanach était considéré par les autorités comme une sorte de calendrier, avec en plus de conseils de jardinage du genre "semez vos radis à la lune montante". Il était un peu méprisé, mais regardé comme inoffensif, alors qu'en réalité il est le mode d'emploi annuel de l'Albert, dont la diffusion se faisait en secret. Donc, la vaste diffusion de l'almanach nous donne quelque idée de ce qu'a pu être la diffusion de l'Albert. Ce livre correspondait à un besoin. Et d'abord à un besoin de médecine populaire à peu près fiable car, comme nous l'avons vu, la transmission orale était une vraie catastrophe pour des recettes mettant en danger la vie humaine. Aujourd'hui, nous dirions que, dans un tel cas, la "traçabilité" est la moindre des choses. Le Petit Albert conseille des remèdes à base de plantes aromatiques bourrées de vitamines et de sels minéraux, qui ne m'ont pas paru dangereuses (sous toutes réserves), du moins pour les ingrédients que je connais. On y trouve aussi des recettes de toutes sortes : pour l'amour, pour faire de l'or, pour résister à la torture si l'on a affaire à la justice, etc… le livre peut se lire sous l'angle ethnographique. Il nous apprend tout sur les désirs de nos ancêtres, souvent bien modestes, parfois totalement fous. Il nous montre à quel point la pensée magique pouvait être répandue.
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