table des matières, tome 3
UN MAIRE PEU ACCOMMODANT



       Revenons en à Théophile Widemann.

       La deuxième république lui convient sans doute encore mieux que la monarchie de Juillet, puisqu'il devient Maire en 1849, dans des circonstances d'ailleurs assez mystérieuses, car il n'existe aucun protocole de nomination.

       On a dit que, contrairement à la révolution "bourgeoise" de 1789, celle de 1848 était sociale, voire socialiste. La propriété est en crise. Nous venons de voir comment les paysans du Ban, même propriétaires de leur petit champ, en sont comme dépossédés par le manque d'eau. La frénésie d'appropriation, que nous avons vue à l'œuvre de la part du sieur Champy, est en réalité un phénomène national. La bourgeoisie ne veut plus de droits collectifs, de prés communaux, de droit de vaine pâture, de droit d'affouage. Son mot d'ordre : "Le sol est à moi !". Que les paysans fassent paître leur bétail ailleurs. Qu'ils se chauffent comme ils peuvent, mais sans prendre de bois dans les forêts. Venant d'un propriétaire légitime, ce serait déjà dur à entendre, mais nous avons vu que le sieur Champy -et il n'est pas le seul dans son cas- se prévalait d'une propriété dont l'origine était fort discutable. Quand Proudhon s'écrie "La propriété, c'est le vol", beaucoup, et pas que des Rouges, sont tentés de lui donner raison, pas forcément pour la propriété en général, mais pour les cas d'appropriation les plus scandaleux dont la tourmente révolutionnaire a donné l'occasion un peu partout.

       La révolution de 1848, c'est, à Paris, le suffrage universel et l'abolition de la peine de mort en matière politique. Mais, dans le même temps, les campagnes se soulèvent pour défendre l'accès de tous à la terre : droit de vaine pâture en plaine ; droits forestiers en montagne. Les troubles forestiers sont partout d'une extrême violence. Des gardes forestiers sont malmenés, voire assassinés. C'est le cas au Champ de feu où, le 15 août 1850, le garde forestier Jean Kuntz est assassiné à coups de hache par Crains-Dieu Muller, qu'il s'apprêtait à verbaliser. Si la violence physique fait peur, il reste que les habitants sont unanimes à se sentir en droit de défendre leurs biens collectifs.

       C'est par des moyens légaux, mais avec détermination, que Théophile va défendre les droits de ses concitoyens. En matière de bois et d'eau en particulier.

       Vous vous souvenez que les bois ont été partagés entre le Sieur Champy d'une part, et les communes du Ban de la Roche d'autre part. Maintenant, il faut faire le partage entre les communes, et au passage récupérer s'il se peut une chlaoueye de ce que Champy a hoppé.

       Dans le cadre de ce procès, Théophile fait plusieurs voyages à Saint Dié et Nancy, qu'il paie dans un premier temps de sa gamousse, de même que les honoraires de M. Joseph Duhant, arpenteur géomètre. Ces démarches sont approuvées par le Préfet des Vosges, qui ordonne le remboursement des frais avancés.

       Théophile a aussi observé les manœuvres d'appropriation des industriels en matière d'eau, et elles le rendent noir enragé. L'eau, les industriels ne l'ont pas produite. Ils ne l'ont pas non plus héritée ou achetée à quelqu'un qui en aurait eu la légitime propriété. Alors, il n'y a aucune raison qu'ils se la réservent, mettant les rivières à sec et ruinant l'agriculture. C'est de la fière chtrafferie, pour dire le mot !

       Théophile obtient un vote du Conseil municipal pour envoyer au Préfet une vigoureuse lettre de protestation.


DOCUMENT

Lettre au Préfet du 10 février 1851 à propos de l'eau de la Bruche

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Aujourd'hui, 10 février dix huit cent cinquante un, le Conseil municipal de la commune de Rothau, réuni en séance ordinaire du mois de février, sous la présidence de Monsieur Théophile Widemann, maire, lequel fait connaître que les industriels du canton font une demande en règlement d'eau, général et partiel;

Considérant que toute espèce de règlement d'eau, soit partiel, soit général, ne peut être que préjudiciable à l'agriculture en ce qu'il tend à restreindre l'usage des eaux, seul élément dont elle dispose pour la fertilisation des prairies, qui sont la principale richesse du pays ; que c'est en vertu de droits existant de temps immémorial que l'emploi de l'eau, soit pour l'agriculture soit pour l'industrie, doit se faire comme jusqu'alors sans prétention exclusive de l'un ou de l'autre ; que c'est le seul moyen d'éviter des conflits ; que l'industrie, en venant s'établir dans le canton, n'ignorait pas un état de choses qui existait et existe encore, que, si par moment le volume d'eau fourni par la Bruche(cours d'eau n'appartenant d'ailleurs pas au domaine de l'Etat dans le sens de l'article ?38 du Code civil) n'est pas suffisant, c'est que l'industrie n'a cessé de toujours augmenter la charge de ses moteurs d'une manière disproportionnée avec la capacité de ladite rivière ; que l'agriculture ne saurait, à ses dépens, remédier à cet inconvénient, auquel, du reste, ??? peut parer par d'autres moyens ; que l'agriculture, enfin, est dans un état de détresse que personne n'ignore ; tandis que l'industrie réalise d'immenses bénéfices tout en rétribuant faiblement les ouvriers qu'elle occupe et que, dans les moments de crise, elle rejette, pour ainsi dire sans ouvrage, à l'agriculture ; qu'une demande de règlement d'eau général déjà formalisé en mai 1840 par les industriels du canton a soulevé une telle irritation dans le pays, qu'aucune suite ne lui fut donnée ; qu'il est donc prudent, et surtout juste, de la part de l'administration, de ne pas intervenir dans ce qui touche l'irrigation,;

Que du reste, il est de notoriété publique que, dans les moments de sécheresse, les agriculteurs s'abstiennent d'user de l'eau comme ils auraient besoin, ceci dans un but de pure conciliation, et donc qu'ils laissent, sans trop se plaindre, l'industrie s'approprier la totalité des eaux, pendant toutes les nuits et le dimanche, en les retenant dans de grands canaux et bassins, de sorte que le lit de la Bruche est à sec.

Le Conseil croit être l'interprète fidèle de tous les intérêts en avertissant Monsieur le Préfet que l'administration entre dans une voie funeste en s'immisçant dans une question qu'il lui est facile de repousser, puisqu'elle froisse tout ce qu'il y a de plus respectable, c'est à dire la justice, et proteste de toutes ses forces contre toute mesure qui aurait pour effet d'obliger l'agriculture de sacrifier ses plus chers intérêts en se soumettant à des prescriptions basées sur des théories plus ou moins inexactes et presque toujours dérisoires, ??? de l'expérience et de la pratique, expliquer selon les besoins soit du sol soit du climat ??? enfin de la propriété des eaux selon la localité, motifs qui s'opposent à un code général d'exploitation en matière d'irrigation.
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