table des matières, tome 3
VIE LITTERAIRE ET ARTISTIQUE



       Vous souvenez-vous de Jean-Frédéric Jacquel, qui maniait la fourche avec tant d'énergie lors de la bataille de Rothau ?

       Il est maintenant directeur du tissage de la veuve Pramberger, à Rothau, et, en en même temps, il a son propre tissage à Neuviller, qui travaille à façon pour l'entreprise de Rothau.

       Comme il ne peut être à la fois au four et au moulin, il envoie sa fille Julie surveiller l'usine de Neuviller.

       Mademoiselle Jacquel part donc à pied de Rothau en direction de Neuviller, mais elle n'arrive pas à destination. Elle préfère s'asseoir dans un pferch pour lire des poèmes de Lamartine.

       Il arrive qu'elle y rencontre un écrivain du pays, Jean-Frédéric Widemann, le fils du maire.

       Le jeune homme vient d'achever ses études de théologie, et sa thèse va bientôt paraître aux éditions Berger-Levrault. Tant que le contrat n'était pas signé, Jean-Frédéric se retenait d'en parler, craignant la déception. Mais maintenant, l'affaire est certaine, le texte livré et donné à l'imprimeur.

       Jusqu'au dernier moment, Jean-Frédéric a craint que quelque chose vienne contrarier cette publication.

       C'est que son livre est des plus audacieux. Il s'appelle : "Etude de quelques faits moraux relatifs au salut".

       Le corps du texte est de théologie très classique, un hymne à l'obéissance qui ne peut guère choquer. Mais Jean-Frédéric y a rajouté un court chapitre, intitulé "Thèses", constitué d'aphorismes. Et là, il faut bien reconnaître qu'il n'a pas toujours réussi à maîtriser les audaces de sa plume, à supposer qu'il ait essayé.

       Figurez vous qu'il a écrit : "La peine de mort est contraire à l'Evangile".

       Et même pire : "L'union de l'Eglise luthérienne et de l'Eglise réformée est une chose désirable."

       Là, il est certain que l'une des sorcières dont il descend est venue l'inspirer secrètement dans le but de causer du tort à l'Eglise qui l'a brûlée.

       Car enfin, si la grande église réformée s'unit à la petite église luthérienne, cela veut dire qu'elle l'absorbe. Il est vrai que, pour un Ban de la Rochois, cela ne changerait rien à ses habitudes dominicales : le culte, dans la forme que lui ont donnée Stouber et Oberlin, consiste en une alternances de lectures de la Bible, de sermons et de musique. Un culte réformé ne serait guère différent. Mais justement : c'est bien ce qui ennuie les hautes autorités de l'Eglise.

       Et si celles-ci avaient des antennes aux éditions Berger-Levrault ? Le jeune pasteur l'a craint jusqu'au dernier moment, mais ouf ! maintenant le contrat est signé. Les phrases sulfureuses n'ont pas été vues, ou bien, l'éditeur a choisi délibérément l'audace.

       Maintenant, notre écrivain pourra traiter d'égal à égal avec son cousin Gustave Brion. Il s'agit d'un peintre de grand talent, qui a illustré Victor Hugo à la grande satisfaction de l'auteur, et qui aime aussi à peindre la vie quotidienne au Ban de la Roche.

       Quand ils se rencontrent, nos trois jeunes gens parlent art et littérature avec autant d'enthousiasme qu'à Paris. Avec un peu d'ironie, on pourrait dire "qu'ils s'y croient". De là-haut, leur arrière grand-tante Sara Banzet sourit avec bienveillance. Il y a moins de cent ans, elle s'échinait à apprendre l'alphabet à leurs grands parents.

       Voyant la réussite intellectuelle de la jeune génération, elle peut se dire qu'elle n'a pas travaillé pour rien.



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