table des matières, tome 3
ON N'EST JAMAIS MIEUX ADMINISTRE QUE PAR SOI MEME



       Heureusement pour l'industrie bandelarochoise, Théophile Widemann ne reste pas longtemps maire. Quelques mois après le coup d'Etat de Louis-Napoléon, le 16 juillet 1852, Monsieur le Préfet des Vosges le remplace à ce poste par Gustave Steinheil, de la société Steinheil, Dieterlen et Compagnie, propriétaire du Tissage de la Forge, la principale usine de Rothau. Voilà au moins un maire qui saura seconder les intérêts des industriels au lieu de les gêner !

       Mais revenons en à ce bizarre Conseil municipal du 18 décembre 1851.

       Il paraît que le Maire de Rothau et le Conseil Municipal ont voté des félicitations à Napoléon le Petit pour son coup d'Etat.

       Pour le Conseil en général, la question se discute ; je ne sais pas à partir de combien de conseillers présents on peut parler de "Conseil municipal", et dire qu'il s'est prononcé ; en tous cas, il n'y en avait pas beaucoup lors de cette honteuse séance.

       Mais, pour ce qui est du Maire, mon quadrisaïeul, je demande à voir sa signature avant d'accepter de croire qu'il a approuvé le renversement de la République.

       Et sa signature, en dessous de la délibération, je regrette mais je ne la vois pas. Pas plus que celle d'aucun autre membre de la famille Wi(e)demann, avec ou sans e entre le i et le d (il y en avait pourtant au moins deux autres, en plus de Théophile, qui étaient conseillers, j'ai vu leur signature à l'occasion d'autres délibs ; mais je ne sais pas lequels car les initiales des prénoms se lisent mal ; en tous cas, cette fois-ci, même les Wiedemann "avec e" n'ont pas signé, et pourtant ils sont bonapartistes jusqu'à l'os) ; on ne trouve pas davantage celle de Jean-Baptiste Brignon, longtemps coéquipier de Théophile à la Mairie, maire historique par la durée de son mandat, actuellement toujours conseiller municipal.

       Manquent également d'autres signatures de conseillers, et là c'est quand même plus étonnant.

       Etait apparemment absent, lors de ce conseil (en tous cas il n'a pas signé) Gustave Steinheil, propriétaire du Tissage de la Forge, quasi-seigneur de Rothau (il achètera le château des Veldenz) et futur maire à la place de Théophile !

       Manquent également les signatures de toute la grande industrie, pourtant représentée au Conseil. Absent l'industriel Dieterlen, qui est pourtant à Steinheil ce qu'Erckmann est à Chatrian, ce que Moet est à Chandon, ce que Boileau est à Narcejac ! Absent le Sieur Champy !
       Tous portés pâles apparemment ! Quelles petites natures !

       Ils n'ont même pas le courage de signer leur acte, ces bons apôtres adeptes du protestantisme social ! Leur main droite ignore ce que hoppe leur main gauche !

       Les seules signatures en bas de la délibération du 18 décembre 1851 sont au nombre de sept. Elles ne sont pas toutes lisibles et, en tous cas, elles n'appartiennent pas à des personnes très en vue.

       Monsieur le Préfet des Vosges n'a trouvé que quelques lampistes pour voter les félicitations de Rothau au renversement de la République.

       Les trente deniers qu'il estimait peut-être devoir sont proposés à la ville quelques jours après sous la forme d'un décret en date du 21 janvier 1852 autorisant une coupe de bois extraordinaire.

       Mais il arrive qu'on soit puni, comme dit la Bible, par où l'on a pêché.

       Théophile Widemann éliminé de la mairie, on pourrait croire les industriels enfin libres de se partager l'eau de la Bruche.

       Or il n'en est rien, car celle-ci est accaparée, de la façon la plus immorale, par un industriel situé en amont, Monsieur Charles Durot, directeur-gérant de la filature de Poutay à Saint Blaise.

       Maginez ouar qu'il a osé aménager un étang en retenue d'eau !

       Ecoutons les faire potin, MM Steinheil, Dieterlen, Oppermann, Spach, Malapert, Muller, Scheideker, sans compter Gédéon Marchal, beau-fils de Théophile Wideman :

       "Les eaux interceptées pendant la nuit ne sont rendues à leur cours que le matin, quand le travail commence à la filature de Poutay. Elle n'arrivent à Rothau, et successivement, aux usines des demandeurs, qu'après un espace de temps plus ou moins long, variant entre deux heures et demie et sept heures"

       L'usine de Poutay s'enrichit de façon scandaleuse, non seulement à leur détriment, mais aussi -et ils s'en indignent, car nous avons devant nous des gens de devoir- au détriment de l'ordre social et de la paix publique :

       "Ces retenues, qui ont permis de tripler la fabrication de Poutay, sont extrêmement préjudiciables aux demandeurs dont les établissements, privés des eaux arrêtées à Poutay, fonctionnent mal ou ne fonctionnent plus pendant le même espace de temps, si ce n'est à l'aide d'une autre force motrice dispendieuse, fabricant des produits moins bons, et éprouvent des intermittences de travail qui, outre le dommage matériel, portent le trouble parmi les ouvriers."

       Car bien sur, pendant ces "intermittences de travail", les ouvriers ne sont pas payés.

       Maître Cament, notaire à La Broque, s'active à calmer son monde. Il en a l'habitude. Sait-il lui même combien de fois il a rédigé, à la demande des parties en présence, un protocole amiable dont l'objet est toujours sensiblement le même : un éclusier sera chargé de la surveillance de l'étang et du règlement des retenues d'eau ? Il sera payé par Poutay mais obéira aux coalisés.

       Les transactions amiables échouant les unes après les autres, l'affaire vient en audience publique au tribunal de Saint Dié le 24 juin 1859. Le tribunal ne juge rien : il constate que les parties sont en train de se mettre d'accord et que "tout fait présumer que, par ce règlement, les sujets de plainte de la partie de Bazin disparaîtront".

       La partie de Bazin, ce sont les industriels coalisés contre Poutay, clients de Maître Bazin.

       Donc, pour le tribunal, tout va bien. Si les industriels sont d'accord entre eux sur le partage de ce qui ne leur appartient pas, le Tribunal estime n'avoir plus rien à juger.

       L'accord si difficilement négocié ne dure pas longtemps, et, six mois plus tard, le 28 mai 1860, après une contestation de plus, les mêmes parties passent une transaction de plus, dont l'équilibre contractuel général est toujours le même, du moins en apparence : un éclusier règlera les eaux de l'étang. Il sera salarié par Poutay et obéira aux clients de Bazin. Mais probablement telle ou telle nuance dont l'importance échappe à tout autre que ses auteurs sépare-t-elle les textes successifs.

       Peu de temps après, ce beau protocole perd toute raison d'être, car la vallée se met à la machine à vapeur.

       Un qui n'a toujours pas compris les nouvelles "valeurs" de la société industrielle, c'est Théophile. Il est désormais ancien maire, ancien boulanger et agriculteur. Vous avez vu, quelques chapitres plus hauts, que la famille n'a jamais possédé plus de quelques petits champs et prés, qui n'ont jamais été très fertiles et qui le sont encore moins depuis que les industriels s'approprient l'eau. Monsieur le Maire achète encore quelques petites pièces de terre. Tels sont maintenant ses moyens d'existence.

       Hé bien il faut que Théophile fasse encore crédit à la ville !

       Celle-ci a besoin d'un terrain pour construire un temple protestant (on se souvient que l'ancien est devenu église simultanée). C'est Théophile qui vend le terrain à la ville, le 22 février 1862, et il lui fait crédit jusqu'en 1865.

       Il faut dire que la région ne possède aucune système bancaire (du moins, à Rothau, on ne le voit pas fonctionner) , et que tous les prêts se font de personne à personne, avec intérêts, devant notaire.

       En fait, en 1864, Gédéon Marchal, gendre de Théophile, rachète cette créance, c'est à dire qu'il rembourse Théophile à la place de la ville (qui devient sa débitrice).


Le Conseil municipal de Rothau félicite Napoléon III pour son coup d'Etat

Aujourd'hui, le 18 décembre 1851, le Conseil municipal de la Commune de Rothau, réuni extraordinairement sous la présidence de son maire en vertu de l'autorisation de Monsieur le Préfet en date du 7 décembre courant, afin de voter des remerciements à Monsieur le Président de la République pour la grande mesure de salut public qu'il a prise le deux décembre.

D'abominables tentatives ont signalé les véritables ennemis de la société. Monsieur le Président de la République a su en prévoir le danger et a eu le courage de les conjurer. Grâces lui en soient rendues.

A l'heure qu'il est, pas un homme de bien ne peut hésiter à se rallier à lui et à le seconder dans ses nobles efforts.

Le susdit conseil s'empresse d'offrir à Monsieur le Président de la République, avec son concours, l'expression de sa profonde reconnaissance.

(en fait, il manque à cette délibération de nombreuses signatures, dont celle du Maire en instance d'élimination Théophile Widemann ; et celle de celui qui va le remplacer, Gustave Steinheil, pourtant déjà conseiller municipal)




Ascendance de Gédéon Marchal, industriel

1 Gédéon Marchal, x Frédérique Widemann
2 Jean-Louis Marchal, o 1778 Rothau ; cordonnier à la Haute Goutte ; + Neuviller 1839 ; x Marguerite Marchal (sans postérité) ; xx Catherine Kommer
3 Catherine Kommer o 1789 + en 1856
4 Jean-Georges Marchal, o Wildersbach 1748 ; forestier et chasseur ; + 1825 Neuviller
5 Catherine Verly ; o scierie de Barr 1748 ; + Neuviller 1827
6
7
8 Didier Marchal, o Waldersbach 1719 ; bourgeois à Wildersbach ; forestier au bois de Barr ; + Barr 1761 (accident de chasse) ; x 1743 à 9
9 Sara Vonier ; + Bois de Barr 1783
16 Didier Marchal, bourgeois à Waldersbach ; 1681-1768 ; x 1709 à 17
17 Régine Becker, + 1728
32 Dimanche Mareschal ou Bernhardt, o 1643 Waldersbach ; maréchal ferrant à Fouday ; + Fouday ; x 1668 à 33
33 Mougeatte Lux ; + Fouday 1729
64 Nicolas Mareschal ou Bernhardt ; o vers 1601 ; maréchal ferrant à Waldersbach ; + 1681 Waldersbach ; x 65 ; d'où Dimanche et Hierig (Georges)
65 Oudille Estienne, + 1678

Descendance de Gédéon Marchal, industriel

Génération 1

Gédéon Marchal, o le 18 février 1823 à Neuviller ; + le 17 juillet 1915 à La Broque ; contremaître, puis filateur à La Claquette ; x Frédérique Widemann ; d'où Paul, Frédérique, Ernest, Jules, Gustave, Mathilde, Camille, Ernest, Lina, Mathilde, Alfred, Fanny

Génération 2

Paul , x Cécile Wiedemann, dont Pierre et Aimée ; (Cécile Wiedemann est la fille de Frédéric-Adrien Wiedemann [o 16 11 1814 + 4 10 1890 ; numéro 1-4-1-3-1-2 selon la numérotation d'Abo dont je me suis fendue pour le tableau descendant des Wiedemann ; aubergiste aux Deux Clés ; maire de Rothau de 1883 à sa mort])
Frédérique ,
Ernest
Jules, x Lina Langenbuch
Gustave , x Louise Schaller
Mathilde
Camille, x Mathilde Muller
Ernest, x Emma Diehl
, dont Annie et Renée
Lina, x Alfred Marchal
Mathilde, x Paul Ramette


Alfred, x Emilie Frick ; fondateur de la filature de Trouhans et du Tissage de Brazey en Plaine (21 Côte d'Or) ; Emilie Frick est décédée dans des conditions atroces, au début du 20ème siècle, à Trouhans, village voisin de Brazey où le couple possédait une filature et probablement son domicile : en nettoyant sa cuisinière à charbon, Emilie prit feu et mourut brûlée vive ; la famille au sens très large en fut violemment choquée, au point que l'événement est noté sur des Bibles familiales de branches assez éloignées ; Alfred Marchal en fut traumatisé à vie et ne se remaria pas.

Et pourtant, Alfred n'avait rien d'une mauviette ; c'était au contraire, d'après ses ouvriers, le type même du "patron de choc" ; un exemple : lorsqu'il a créé la filature de Trouhans (quelques années avant la création du Tissage de Brazey, lui-même fondé en 1898), il a embauché des paysans bourguignons qui n'étaient pas habitués à la vie quotidienne d'une usine, et fort peu désireux de s'y laisser enfermer et d'en supporter la discipline ; les tensions en arrivèrent au point qu' Alfred arrivait à la filature pistolet en poche ; pas dans l'intention de s'en servir le premier, bien sur ! mais ce détail nous montre qu'il fallait quand même une personnalité assez particulière pour réussir à implanter une usine dans un village sans traditions industrielles ; je rappelle que c'était la grande époque des usines à la Zola

Un point très important à souligner, c'est qu'Alfred a quitté son Ban de la Roche natal à la suite de l'annexion de 1871 ; en arrivant à Trouhans et Brazey, il subit donc un complet changement de milieu culturel, et reçoit frontalement la résistance des "ouvriers" bourguignons (en fait hier encore des paysans, très conscients que l'air, la lumière et les beaux paysages bourguignons sont leurs seules richesses, et nullement désireux de s'en laisser déposséder par enfermement dans une usine) ; Alfred n'était pas préparé à un tel choc frontal, car, au Ban de la Roche, les premières usines textiles naquirent de façon très progressive (d'abord de petits ateliers où quelques fileuses se réunissaient autour de leurs rouets, puis des établissements de plus en plus grands) ; de plus, la notion d'usine textile a eu (dans un contexte précis) quelque chose de libérateur, et c'est pas une fiafe ! il faut se souvenir qu'avant que les usines existent, chaque tisserand allait à pied à Sainte-Marie aux Mines, et revenait avec la chaîne et la trame sur le dos ; il avait donc vraiment tendance à dire "Merci patron !" quand on lui ouvrait une belle usine dans laquelle on lui mettait tout sous la main : le métier, la chaîne, la trame, les pièces détachées, la source d'énergie, etc … On a beaucoup souligné à quel point l'ouvrier bandelarochois était un ouvrier-paysan, mais il faudrait aussi préciser que, par certains côtés, ce fut un ouvrier-patron.

Cela ne veut pas dire que la lutte des classes n'existait pas au Ban de la Roche, mais elle prenait d'autres formes. Il ne faut en aucun cas la dessiner métaphoriquement sous la forme d'un face-à-face des adversaires, comme sur un terrain de football ou comme au Parlement britannique. Elle prenait d'avantage la forme de tensions interpersonnelles au sein d'un même milieu. Un patron de filature ou de tissage, c'est souvent un ouvrier qui a réussi. "Par son intelligence et son travail", disent ses amis. Ce à quoi ses adversaires répondent : "Non. Plutôt en accaparant le travail des autres. En mettant à son service famille proche, famille élargie, et voisins. En ne faisant de cadeaux à personne."

Il y aurait des nuances à apporter dans l'analyse de la classe patronale bandelarochoise . Dans sa couche inférieure, elle touche à la classe ouvrière tout en s'en éloignant aussi (car c'est loin d'être un malheureux que le patron d'une usine textile, même de taille moyenne). Cette couche inférieure du patronat bandelarochois, je crois sans vouloir me vanter que ce livre la décrit aussi bien que possible dans sa généalogie, dans sa genèse et dans ses stratégies d'ascencion. En revanche, il ne m'a pas été possible d'obtenir suffisamment d'information pertinente sur ce que l'on pourrait appeler 'la vraie grande bourgeoisie textile", à savoir les Pramberger, Steinheil, Dieterlen. Avec ses familles, nous franchissons clairement un palier, puisque les Steinheil finiront par acheter le château de Rothau. Il y a là un mode de vie qui n'est clairement pas celui des Marchal, Jacquel ou Claude, lesquels, s'ils ne vivaient pas comme des ouvriers, ne couchaient pas non plus dans la chambre du Herri-Hans ! Il serait d'ailleurs très intéressant de se demander si et comment la circulation se faisait entre les "pieds" de la classe patronales qui touchent au monde ouvrier, et son "front", qui touche au vrai monde doré de l'argent et du pouvoir. Croyez bien que je suis la première frustrée de n'avoir pas d'éléments suffisants pour une telle étude.

Point très important, qui joua gravement contre les ouvriers : on se souvient que ceux du Ban de la Roche se perçurent beaucoup, au départ, comme des artisans indépendants regroupés dans un même local ; il est difficile de dire à quel moment cette qualité d'artisan devint totalement fictive ; ce qui est sur, c'est que les (vrais) patrons savaient en jouer ; par exemple, à Brazey en Plaine (et je suppose que c'était pareil au Ban de la Roche), c'étaient les ouvriers qui pâtissaient des baisses de commandes ; ils étaient payés à la production ; or, s'il n'y avait pas de commandes, la direction ne leur distribuait pas de trame, et donc, forcément, leur production était faible et leur salaire également. N'allez pas croire que le salaire tombait automatiquement à la fin du mois, commandes ou pas ! Le "risque économique", c'est eux qui l'assumaient, pas les patrons !

Noter également des différences très importantes, selon les lieux, au niveau de la condition de la femme. Au Ban de la Roche, on n'était pas spécialement féministe, mais cependant l'on considérait, depuis le pasteur Oberlin, qu'une femme avait sa place dans un emploi salarié (ce qui ne veut pas dire que c'était toujours elle qui touchait son salaire ; souvent, on ne voyait pas malice à le verser au mari) ; à Brazey, au contraire, l'on fut vraiment surpris de voir des ouvrières dans les usines ; l'on était sincèrement persuadé qu'elles allaient y chercher l'aventure, si bien qu'elles furent souvent insultées de la façon la plus grossière.

De ce fait, la protection de la femme devenait une simple pure et simple nécessité vitale, qu'Alfred Marchal lui-même percevait parfaitement, bien qu'il fût le contraire d'un féministe. Si bien que les œuvres sociales de l'usine, à Brazey, prirent beaucoup la forme d'instruments de protection de la femme (et de sa vertu) : l'usine avait une "pension" offrant (contre retenues sur leur petite paie) nourriture et logement aux orphelines qu'elle employait, ce qui leur évitait d'être placées dans des fermes ; la pension était gérée par mon arrière grand-mère Adèle Specht, épouse Senninger, cousine d'Alfred et petite-fille de Théophile Wideman, ex maire de Rothau ; l'usine avait sa propre infirmière (Adèle Specht), ce qui est assez normal vu les risques d'accident du travail ; mais aussi, chose plus étonnante et plus typiquement bandelarochoise : elle avait aussi sa propre sage-femme, Madame Poulain, femme d'un contremaître, bien que Brazey fût un village relativement important possédant une infrastructure médicale ; les services de Madame Poulain étaient appréciés, et ce n'est aucunement par contrainte que l'on accouchait à l'usine ; ce fut en particulier le cas de ma grand-mère Germaine Senninger, fille d'Adèle Specht-Senninger, et épouse de Charles François, ingénieur des Ponts et Chaussées et officier d'aviation, qui avait parfaitement les moyens d'offrir des soins médicaux à sa famille, et qui aurait bien entendu fait accoucher sa femme ailleurs qu'à l'usine s'il avait estimé qu'elle y serait mieux soignée.

Les bonnes mœurs étaient strictement surveillées. Un homme de caractère coureur n'avait aucune chance de promotion. Dans le vocabulaire de l'époque, on appelait cela la défense des bonnes mœurs. Aujourd'hui, on parlerait plutôt de lutte contre le harcèlement sexuel, mais au fond, peu importe le vocabulaire … c'est le résultat qui compte.

Il y a quelque chose de touchant dans ces actions de protection de la femme, car elles sont vraiment sincères. Peut-être le fantôme d'Emilie Frick a-t-il su faire quelques suggestions par des moyens secrets. La protection de la femme ne rapporte rien à Alfred alors que, dans la plupart des autres domaines , sa politique sociale avait souvent quelque chose de la charité bien ordonnée qui commence par soi-même.

Alfred, en tant que patron chrétien se devait d'avoir une politique sociale, mais celle-ci était souvent ambiguë. Par exemple, il y avait une coopérative permettant aux ouvriers d'acheter des produits moins chers, mais, comme les salaires étaient calculés en prenant cet avantage en considération, les ouvriers n'en étaient guère avancés … Il y a même eu une époque où les ouvriers ne touchaient pas de salaire, mais seulement des coupons à dépenser à la coopérative. En réalité, dans bien des cas, les mots "politique sociale" signifiaient simplement qu'un paiement en nature se substituait au paiement en argent. En revanche, les logements fournis par l'usine étaient unanimement appréciés.

La famille Marchal mettait un point d'honneur à meubler ses ouvriers, ce qui permettait une "action sociale" très visible, brassant beaucoup d'air pour une faible dépense, puisque les meubles étaient récupérés. Donc, quand arrivait une nouvelle famille ouvrière, les femmes de la famille (c'est à dire, Emilie étant morte, les filles et belle-filles d'Alfred) se démenaient pour chercher des meubles. Ce qui avait beaucoup d'avantages : une famille ouvrière étaient meublée ; son patron pouvait donc fixer son salaire en tenant compte du fait qu'elle n'avait pas de grosses dépenses à faire ; les femmes du maître étaient occupées à une action louable convenant à leur sexe, c'est à dire ne touchant pas au vrai pouvoir ; enfin, grâce à l'opération de recherche de meubles tous azimuts, tout Brazey était informé de ce que les propriétaires du Tissage étaient gens charitables adeptes du protestantisme social. Cette agitation aurait pu n'être que folklorique si l'une de ces dames n'avait eu l'idée de s'adresser à la Croix Rouge (que par ailleurs, elle "aidait", mais, franchement d'une charité bien ordonnée qui commence … sujet déjà traité) pour obtenir des meubles en faveur de "ces pauvres ouvriers". C'est à dire, pour parler franc, en faveur de leur "pauvre patron", car cela revient à ce qu'une bonne œuvre complète à sa place un salaire insuffisant pour vivre. Une telle "action sociale", c'est vraiment plus qu'ambigu ! Moi, quand je donne de l'argent à la Croix Rouge, je m'attends à ce qu'il bénéficie à des victimes de guerre, pas à ce qu'il permette à un patron de comprimer les salaires tout en se décernant un brevet de "protestantisme social" !


Fanny, x Jules Lacour

Génération 3

De Paul Marchal et Cécile Widemann :

Pierre Marchal, qui dirigera les "Etablissements Steinheil, Dieterlen, G. Marchal fils", un des noms que portera la grande usine de Rothau dite "Tissage de la Forge"

D'Alfred Marchal et Emilie Frick :

Edouard Marchal, qui dirigera la filature de Trouhans (21) et le tissage de Brazey en Plaine (21)

Sur l'histoire du tissage de Brazey, voir mon livre autoédité Le Vieillard au fin sourire ; épuisé ; consultable aux archives du monde du travail à Roubaix ; aux archives départementales de la Cote d'Or à Dijon ; aux archives départementales du Bas Rhin à Strasbourg ; au Centre Départemental d'Histoire des Familles , 5 place Saint Leger 68 500 Guebwiller ; à la Bibliothèque municipale de Brazey en Plaine (21) ; à la Bibliothèque généalogique (3 rue de Turbigo, Paris) ; à la bibliothèque du Musée Oberlin à Waldersbach (67) ; à la Family History Library des Mormons ; et dans de nombreuses autres bibliothèques. …


et de nombreux autres entrepreneurs du textile que je ne connais pas tous





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