Ce n'est pas peu de chose que le nom des Comtes de Salm, et Henri II n'avait pas l'intention d'y renoncer. Mais il y avait un petit problème : la partie vosgienne et la partie ardennaise du Comté étaient maintenant distinctes, et le village de Salm, éponyme de la lignée, se trouvait en Ardenne. Comment rester Comte de Salm quand on est le seigneur d'une terre qui, quels que soient ses mérites par ailleurs, ne contient pas plus de lieu du nom de Salm que de beurre en broche ? La seule solution était de créer un château de Salm pour justifier le nom du maître de la terre. Le nouveau château fut construit au Nord Est de la contrée, à l'opposé de l'abbaye de Senones, à 800 mètres d'altitude. La vue s'étendait au loin, et nul ennemi n'aurait pu l'investir par surprise. La montagne de Ferramont - le mont du Fer, comme son étymologie l'indique- était à deux pas, promesse de richesse. Le château est-il, comme l'indique Richer, chroniqueur de Senones, construit sur un terrain appartenant à cette abbaye ? Gardons nous de l'affirmer trop vite. Un faux n'a jamais fait peur à nos bons moines, nous le savons déjà. On ne voit guère pourquoi Henri II se mettrait un problème sur les bras en construisant un château sur un terrain qui ne lui appartient pas. D'ailleurs, en 1190, désireux d'établir une ferme près du château, il voulut agrandir ses terres dans les environs immédiats. Pour ce faire, il échangea, avec l'abbaye de Senones, son pré de Fontenay contre un pré que l'abbaye possédait à Plaine, donc dans les environs immédiats du nouveau château. Echange auquel l'abbaye consentit sans difficultés. Henri II participe à des guerres locales auxquelles l'abbaye de Senones est étrangère. Il rendit même service à l'abbé Henri, confronté à une révolte de ses moines. Le Comte Henri II et la Comtesse Judith viennent parler aux moines et réussissent à les ramener à l'obéissance. Mais cette intervention a un prix. Voici ce que nous en dit Richer, moine chroniqueur de l'abbaye de Senones, et langue venimeuse plus qu'il n'est permis de l'être : "L'abbé se considéra depuis lors comme l'obligé du Comte, si bien que celui-ci fit, avec son consentement, et sans nulle contradiction, tout ce que bon lui semblait, comme sur son propre domaine. Il levait les tailles et autres exactions sur les hommes du Val de Senones, aussi librement que s'il en eût eu le droit auparavant. D'où vient que l'abbé disait souvent à ses religieux, en se frappant la poitrine : "Vae mihi ! Quid feci ?" Car, lorsque je fus élu abbé de Senones, c'est à peine si le procureur de ce lieu prenait, dans tout le val, quatre livres ou cent sols toulois, que l'on appelait précaire ; et j'ai enduré que ces cent sols soient devenus des livres." Donc, l'abbé a fait un échange onéreux pour lui. Cela ne veut pas dire qu'Henri II l'ait volé. En vérité, même Richer ne trouve pas les moyens d'articuler des griefs crédibles contre Henri II, aussi va-t-il maintenant diriger ses batteries contre les deux fils du Comte, Henri III et Ferry (Frédéric). Voici ce qu'il dit de ce dernier : "Quand son fils Frédéric fut fait chevalier et qu'il le vit tout débilité de vieillesse, il fit ce que son frère" (Henri III) "eut fait s'il avait vécu ; il le chassa du château de Blâmont et, ce qui est indigne à raconter, il le contraignit d'aller à pied, guidé d'un seul valet, jusqu'au château de Pierre Percée, et de là jusqu'au château de Salm. Mais l'abbé Baudouin lui donna un cheval. Ainsi, il fut privé de son fils, de son honneur et de sa seigneurie. Il ne jouit guère de sa puissance depuis ses discussions avec Wildéric. Mais tant qu'il survécut, il passa sa vie en pauvre et déshérité. Ainsi, Dieu récompense ceux qui lui sont opposés." Ce texte nous renseigne assez bien sur le bonheur que Richer souhaite à son prochain, mais assez mal sur le sort du Comte Henri II. Celui-ci vécut jusqu'à plus de 94 ans, ce qui n'est pas si mal pour un être maudit de Dieu. Que ses fils aient eu quelque impatience d'hériter, c'est bien possible, de même qu'il est possible qu'ils lui aient quelque peu forcé la main pour obtenir, dès leur mariage et donc du vivant de leur père, leurs propres châteaux, Denoeuvre pour Henri III et Blâmont pour Ferry. De là à dire qu'ils ont dépouillé leur père, il y a de la marge. Celui-ci continue d'habiter le château de Salm, qu'il a fait construire dans ce but. Aucun de ses fils ne se permet d'utiliser le titre le titre de Comte de Salm avant la mort du père. Quant au voyage à pied qu'Henri II aurait du faire jusqu'à ce que l'abbaye de Senones lui prête un cheval, sa géographie ne tient pas debout. L'abbaye de Senones est éloignée du château de Salm. Elle est à l'autre bout du Comté. Si Henri II avait voulu y emprunter un cheval, il aurait du faire exprès un grand détour. Henri II mourut en 1245 ou 1246. Lui et sa femme furent inhumés dans l'abbaye de Senones. Richer, qui a du talent à défaut de bienveillance, sculpta leurs pierres tombales, dont un fac similé fut retrouvé dans la documentation que Dom Calmet, abbé de Senones au 18ème siècle, rassembla pour écrire l'histoire de l'abbaye. * * * * * Une histoire macabre L'on se souvient que Henri III de Salm mourut avant son père Henri II. Ce n'est donc que pour mémoire qu'on l'appelle Henri III, car en réalité il n'a jamais régné. Cependant, son père lui avait laissé par avance les seigneuries de Deneuvre et de Viviers. Il mourut de façon prématurée, dans des conditions macabres que Richer nous relate avec délices. Ecoutons le : "Ledit Henri vécut longtemps en mariage sans avoir d'enfant, ce qui chagrina fort son épouse, qui finit par s'adresser à un chapelain expert en la connaissance des choses naturelles, le sollicitant de lui indiquer le moyen de concevoir de son mari. Le clerc naturaliste leur donna un breuvage qui eut l'effet désiré ; mais le Comte en fut tellement débilité qu'il tomba en une maladie de langueur dont il mourut quelque temps après. Tant qu'il vécut, il molesta grandement notre église. C'était un guerrier superbe, se fiant outre mesure à sa jeunesse et à sa vigueur. Il aspirait au royaume d'Allemagne, nonobstant de grandes dettes, entraîné ainsi à opprimer et à piller l'Eglise de toutes façons. Il advint que Wildéric, abbé de ce lieu, vint à lui demander de restituer certaines choses enlevées à notre église (l'entretien eut lieu en ma présence, en la chapelle Saint Nicolas à Deneuvre). Le Comte, fort en colère, jura par Saint Nicolas qu'avant que la saint Rémi fût passée, il molesterait notre église et l'abbé, et qu'il aimerait mieux être outre mer sans espoir de retour que d'y faillir. Ce que Dieu tout puissant a voulu venger en son occulte jugement. Car, peu après, vers la fête de Saint Rémi, étant affaibli de son breuvage, il se mit au lit et mourut. Entre tous les méfaits que, de son vivant, il s'était proposé d'accomplir, celui-ci est énorme à raconter : il conspirait à déposséder le Comte et la Comtesse ses parents et à les enfermer dans un monastère afin de posséder tout le Comté. La Comtesse sa mère, ayant appris la nouvelle de sa mort, émue du bruit déjà trop répandu, commanda de le porter hâtivement à la Haute Seille, pour l'y ensevelir. Ainsi fut fait. La nuit suivante, on entendit au sépulcre une voix comme celle d'un homme se plaignant ; le matin venu, on le tira hors du sépulcre, et, bien que le jour précédent on l'eût couché sur le dos, on le trouva retourné, la face contre terre. Les fossoyeurs virent ainsi que, lorsqu'ils l'ensevelirent, il n'avait pas rendu le dernier soupir. De là, on peut voir que ceux qui s'enorgueillissent contre Dieu ne parviennent guère ou jamais au milieu de leurs jours, car Dieu abat toutes choses superbes." Après la mort prématurée de Henri III, son frère Ferry s'empare du pouvoir. Nous avons donc maintenant deux prétendants : Henri IV, héritier légitime, mais trop jeune à la mort de son père pour faire valoir ses droits ; et Ferry, qui a profité de l'enfance de son neveu pour pousser ses pions. Nous n'entrerons pas dans le détail des luttes. Il suffit de savoir qu'elles se terminent par un de ces partages qui s'égrènent tout au long de l'histoire du pays de Salm, le rendant plus faible à chaque siècle qui passe. Ferry garde Blâmont, devenant la souche des Comtes de ce nom. Henri IV garde Salm et sera le héros de notre prochain chapitre. * * * * * Un Comte entrepreneur Le Comte Henri IV se caractérise par son esprit d'entreprise. Il commence par exploiter du sel, et rencontre à cette occasion l'hostilité de l'évêque de Metz. Richer, toujours lui, nous relate l'affaire : "Ledit Henri trouva des fontaines d'eau salée à l'endroit du château de Morhange, où il fit creuser un puits et construire des bâtiments propres à faire du sel. L'évêque Jacques y mit opposition et, bien que les constructions fussent déjà très avancées, il ordonna de les détruire entièrement." Même destructions quelques années plus tard, concernant cette fois ci la mine de fer de Grandfontaine : "Finalement, ledit Henri, par le moyen de quelques flatteurs, trouva une mine de fer en une montagne près d'un village que l'on nomme la Grande Fontaine, où il fit construire des fourneaux et établir des forgerons pour y travailler le fer. L'abbé et le couvent en ayant eu connaissance, se rendirent auprès du Comte Henri et lui demandèrent pourquoi, contrairement au droit, il avait fait dresser des forges sur l'héritage de l'abbaye de Senones. Il leur répondit que cette montagne était de sa juridiction comme protecteur, et, par conséquent, il persista dans son entreprise. L'abbé, ému de cette réponse, alla trouver Jacques, évêque de Metz, qui, mis au courant de ces faits, ordonna aussitôt la destruction des forges. (…) L'évêque, courroucé, commanda à son prévôt que, sans délai, il détruisit les bâtiments, ce qui fut fait. Le prévôt ne se contenta pas de ruiner ladite forge. Il emporta en outre tous les outils et marteaux qui s'y trouvaient. Et, par ce moyen, le seigneur n'osa plus rien entreprendre aux forges du vivant de l'évêque Jacques." Ces destructions entraînent, pour le Comte, des difficultés financières extrêmes, qui donnent à Richer l'occasion de le blâmer pour les impôts qu'il prélève et pour son avarice. La situation se retourne en 1260, à l'occasion de la mort de l'évêque Jacques. Le nouveau prélat est mieux disposé vis à vis du Comte. Richer poursuit : "Or, le seigneur de Salm, voyant que le temps était mieux disposé en sa faveur, fit rebâtir et restaurer les forges, couper nos forêts pour fournir le charbon, et réinstaller des forgerons pour travailler le fer. D'autre part, notre couvent ne cessait de proclamer ses excommunications contre ledit seigneur de Salm et ses adhérents, ce qui lui déplut extrêmement. Pour s'en venger, il envoya ses satellites armés avec son Renaud, qui vinrent vendre à l'encan et enlever tous nos biens meubles, chevaux, bœufs, vaches, brebis, pourceaux, et les emmenèrent où ils voulurent. Ils firent de même en nos granges et, ce qui est pire, ce tyran fit dépouiller de tous biens notre prieuré de Brustanval (note : La Broque) et notre maison d'Ancerviller. Cela fut fait le samedi le plus proche de septuagésime. Nous pensions qu'il se contenterais de ces sévices ; mais voici que, le lendemain matin, Renaud revint avec ses complices, demandant à entrer dans l'abbaye. Devant notre refus, il franchit la muraille au moyen d'échelles, et, passant devant la chambre de l'abbé, ils entrèrent au cloître. Ils s'emparèrent des clés de l'église, du cloître et de la cave, enlevèrent toute la vaisselle, les ustensiles de ménage et les meubles de notre abbaye. Ils chargèrent plusieurs chars de nos lits, pots de cuivre, poêles de cuisine, et tout ce qui devait être distribué aux pauvres fut emporté par eux. Plusieurs de leurs gens furent chargés de garder les tours de l'abbaye. Les uns furent constitués sommeliers, d'autres portiers et gardes de la cour." A partir de la, les moines de Senones prononcent chaque jour une excommunication contre le Comte. Les conditions de l'excommunication s'aggravent de jour en jour, et les choses en viennent au point que les moines refusent le baptême des enfants sur les terres du Comte de Salm. C'est prendre en otage le salut éternel de ces innocents, qui ne sont pour rien dans l'affaire. On comprend que le baptême ait été un enjeu majeur des controverses religieuses du temps. Non seulement l'Eglise soutenait qu'un enfant mort sans baptême ne pouvait aller au paradis, mais en plus elle refusait le baptême aux enfants de toute une contrée pour un conflit dans lequel ils n'étaient pour rien. L'affaire se termine par une transaction : l'abbaye de Senones deviendra co-propriétaire des mines et des forges, ce qui était l'objectif de tout ce cirque. |