table des matières, Magique Pays de SALM

LA GUERRE DE TRENTE ANS



Complexité de la situation

       Quel pouvait être l'enjeu représenté par le pays de Salm pour les puissances belligérantes ? A cette question, je n'ai pas réponse, si ce n'est de souligner qu'elle est peu pertinente dans le cadre de la Guerre de Trente Ans. Celle-ci est faite par des mercenaires qui vivent sur le pays, ce qui lui donne un côté "guerre contre les civils". Si bien que ceux-ci, dans les témoignages qu'ils nous ont laissés, parlent des destructions et des exactions endurées, mais ne nous disent pas dans quel cadre stratégique elles se situaient. Ils négligent même souvent de nous préciser si les troupes dont ils se plaignent étaient amies ou ennemies de leur seigneur, information qui les intéresse faiblement. Quand cette précision est présente, elle peut montrer que les destructions sont causées par des troupes "amies". En particulier, le chef catholique Gallas a si bien marqué les esprits qu'il accède au douteux honneur de repère calendaire. On situe les événements avant ou après les destructions de Gallas.

       Il convient également de noter que les destructions les plus importantes ne sont pas forcément faites dans le cadre d'opérations extraordinaires. Une grande bataille dans laquelle les armées s'entretuent peut n'avoir que peu de conséquences sur la population civile (elle peut même avoir des conséquences positives en allégeant la pression économiques de deux armées aussi disposées l'une que l'autre à vivre sur le pays.) En revanche, une poignée d'hommes qui fait pâturer ses chevaux dans les champs, cela peut vouloir dire la mort par la faim pour tout un village.

       Le faible enjeu stratégique représenté par le pays de Salm explique qu'il ne soit touché que vers 1635. Encore la situation est-elle difficile à apprécier. Qu'il y ait eu des exactions et des morts, c'est vrai. Que les chiffres de la population aient chuté de façon impressionnante, c'est vrai pour certains villages, tout en étant difficile à analyser, car il y a eu des phénomènes de vases communicants. Mais que la catastrophe démographique ait été exagérée, c'est également partiellement vrai ; en particulier, il importe de relativiser en partie le "malheur" consistant à devoir vivre dans les bois : c'était le mode de vie normal d'une grande partie de cette population de forestiers. Tout en relativisant ce malheur, nous nous garderons cependant de le nier, car il se trouve qu'au fond des bois, il y avait la peste. On voit donc la complexité de la situation.

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Morts mystérieuses de contrôleurs des forêts.



       Les forêts de Salm vont rester sans surveillance pendant une trentaine d'années, de 1635 environ à 1675 environ, car la fin de la guerre de Trente ans (1648) n'amène pas une paix totale. Les contrecoups de la guerre de Hollande empoisonnent les années 1670. Et surtout, il y a des morts mystérieuses au service de la Gruerie.

       Le service de la Gruerie, c'est le qu'on appellerait aujourd'hui le Service des Eaux et Forêts : il s'agit de fonctionnaires chargés de surveiller les bois et de réprimer les délits forestiers, qui constituaient à l'époque l'essentiel de la délinquance. Celle-ci pouvait être petite et excusable : des malheureux prenaient les quelques branchages nécessaires pour se chauffer. Mais il y avait aussi une délinquance plus importante, consistant à exploiter la forêt à grande échelle et pour son propre compte. Le bois était une matière première précieuse.

       Nous ne devons pas l'oublier, en cette année 1635, qui voit se dérouler une série de morts mystérieuses touchant les fonctionnaires du service de gruerie des Comtes de Salm :

       "Quelques temps apres et dans la suitte des miseres tous les forestiers morts hormis le Chevaucheur des bois" (ABR E 5531). Ce fonctionnaire, Nicolas de France, est donc le seul survivant du corps chargé de la surveillance des forêts. Il est un témoin important (ABR E 5532 et 5533) des destructions induites par la guerre dans le pays de Salm.

       En ce 23 octobre 1635, il fait à cheval la tournée des "scies" (= scieries) dispersées sur le tout le territoire et situées en pleine forêt ou dans de minuscules hameaux. Il a pour mission d'en toucher le loyer semestriel. Il est seul, comme nous venons de le voir. Et il sait que ses collègues se sont fait tuer dans des conditions mystérieuses. Si bien que nous ne nous étonnerons guère de le voir rentrer bredouille et expliquer à son employeur qu'en raison des malheurs de la guerre, il est impossible de réclamer le moindre sou aux habitants de la forêt.

       Les bûcherons et sagards lui ont "faict responce quilz navoient moyen dy Satisfaire a Cause que Lesdites Scyes navoient rien faict pour la pluspart d'aultant quilz avoients esté grandement empesché par Les Soldatz qui leur avoient prins Leurs bestailz qui servoients a mener Le bois sur Lesdites Scyes et prins tout ce quilz leur avoients trouvé, ne Leur restant autre Chose que Leurs maisons et ce quilz avoient en fond".

       Voici donc, si je comprends bien, des forestiers "victimes" de soldats qui ont la bonté de leur laisser leur maison et leurs biens propres, ce qui est fort surprenant dans le contexte de la guerre de Trente Ans. Les soldats auraient cependant emmené le bétail de trait. Ce n'est pas invraisemblable en soi, mais, plus loin, nous verrons les forestiers continuer à vivre de la forêt, ce qui entre en contradiction avec l'hypothèse selon laquelle ils auraient perdu leurs moyens de travail. En réalité, toute la guerre et l'après guerre nous montreront une population vivant de la forêt, ce qui implique qu'il reste quelque chose de l'outil de production.

       Deux mois plus tard, Nicolas de France n'a pas davantage de succès :

       "Environ deux mois apres ie me Serois derechefz acheminez aux domicil desd[i]tz fermiers, Lesquelz estoient La plus grande partie mort, et Les au[tr]es avoients abandonné Leurs maisons et Se retiréz dedans Les bois a loccasion des courses des Soldatz (..) ny ayant eu aucun moyen de tirer aucun paiem[en]t d'Iceul"

       Faute de trouver les habitants dans les villages, la soldatesque brûle leurs biens : Bénaville, Pierre-Percée et Luvigny sont incendiés en totalité. Des destructions partielles touchent les forges de Champenay, la métairie de Grandfontaine, le moulin de Moussey, la scierie du Bas-Chavon, la scierie du Cerf près de Raon-sur-Plaine et la ferme de la Neuve Maison près de Châtas.

       A Moussey, la communauté villageoise se trouve réduite à trois familles (celles de Jean Zabey, Didier Etienne et Maurice de Metz, au point que même l'abbaye de Senones doit, le 13 avril 1643, accorder une remise de dettes à cette communauté, qui se confond avec les trois familles qui continuent d'y habiter. S'agissant des autres familles, l'histoire ne dit pas si elles sont mortes ou si elles ont déménagé vers des villages moins écrasés de dettes et d'impôts.

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Réappropriation de la forêt

       Encore des années après la fin de la guerre, la population se dit contrainte de vivre de la forêt :

       Philippe Joliot, habitant de La Broque, convoqué le 20 mai 1665 par le Grand Gruyer, reconnaît ainsi "quil avoit couppé il y a environ 17 ans quelques faugs et sapins" à la limite des bois communaux " ("Le pays de Salm et les guerres de Lorraine, par Marc Brignon, L'Essor n° 134).

       Autre exemple : "Le malheur des dernieres guerres ayant réduit les peuples dans des miseres si extremes quils avoient esté contraints de mettre en Usage tous les moyens que la Nature et l'art leurs inspiroient pour pourvoir a leurs substances, et éviter l'affreu désastre de perir par la famine avoit porté quelqu'uns a chercher la Continuation d'une Vie languissante dans l'exercice de la Chasse, mesme du Cerf, de la Biche et de la Gelinotte, le prix de la Vente desquels leurs estoit Un si grand Secours, qu'il eut paru y avoir de l'inhumanité a leur faire subir les peines portées par les ordonnances a ce Sujet, Surtout dans un temps ce funeste fléau sembloit avoir anéanty et banny les Loix, mesme les plus Sacrées et les plus inviolables." (A.D.V., 3 C 49. L'acte est du 21 novembre 1703)

       Donc : sans nier les malheurs de la guerre, il convient également de prendre en considération le fait que nous avons affaire à une population de forestiers qui sait fort bien vivre de la forêt, et dont le problème principal est d'empêcher les grands de ce monde de s'approprier toutes les richesses forestières. Il semblerait donc que la guerre lui ait donné les moyens de rééquilibrer à son profit le partage des fruits du travail de la forêt, et qu'elle ait su faire durer la situation bien au delà de la période de la guerre de Trente Ans.

       Encore quelques exemples :

       En 1665, le Grand Gruyer du Comte de Salm remarque des coupes illégales à La Broque. Il le signale et reçoit cette réponse non dépourvue d'arrogance : ils ont besoin de fabriquer des paisseaux pour vivre, et si Son Altesse entend le leur interdire, ils iront s'installer sur les terres de l'Evêque de Strasbourg, qui promet des affranchissements dans certaines conditions.

       Même situation à Saulxures : sur les dix "sujets" que Son Altesse y conserve, six vivent de la fabrication de "paisseaux", c'est à dire de vol de bois.

       Partout, les visites des gruyers provoquent des gémissements sur les destructions humaines subies par le village, mais dans un contexte bien particulier, où la prétendue catastrophe démographique profite à la population : ainsi, lors de la "Visitation générale des bois, Eaux et forests du Comté de Salm" de 1665, le Grand Gruyer ne trouva pas assez de sujets se souvenant des anciennes limites de propriété "pour estre Jeunes et nés la plus grande partie depuis lesdictes guerres."

       Il semblerait donc que quelques propriétés aient changé de mains à l'occasion de la perte de mémoire collective induite par les pertes humaines de la Guerre de Trente Ans.

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La peste

       Un problème nettement plus grave est celui de la peste.

       L'on se souvient que la "contagion", comme on dit alors, est présente depuis le début du siècle et qu'elle couve à bas bruit dans les hameaux forestiers.

       En 1635, la pandémie change de dimensions. Certes, ce n'est pas une "grande peste" comparable à celle de 1348, mais ce n'est pas non plus un "simple" ensemble de cas sporadiques.

       Ecoutons Marc Brignon en parler :

       " Un des premiers Salmois qui a le douteux privilège d'en mourir en 1629 est Didier Mougeon de Moussey, locataire de la scierie de Juvépont. Elle poursuit ses méfaits en automne 1631 dans les baraques de charbonniers construites aux environs de Prayé. Deux de ces manoeuvres - d'origine germanique, comme la majorité d'entre eux - qui fabriquent du charbon de bois pour les forges de Framont décèdent en effet dans "l'ordon de Corbeille", comme le fait "En l'ordon de Rullepierre la fille de Chrestien Houdelat".

       L'année 1632 voit la fin de ce drame dont est victime la communauté des charbonniers: "une partie d'iceux ou sont mort de contagion ou s'en sont allés". Elle gagne, en 1633, les villages du Val d'Allarmont - surtout ceux de Vexaincourt et de Luvigny - empêchant le comptable du Comte de Salm d'aller toucher les loyers des "usines" (scieries, moulins, fours, etc ...) amodiées à des particuliers de ce Val. Une fois de plus, la peste semble liée au bois et à l'industrie de celui-ci puisqu'elle frappe, cette même année, Pierron La Hière de Vexaincourt, Thirion Mougenot de Luvigny et la veuve de Pierre Lours de Raon-sur-Plaine locataires - respectivement - des "scyes" des Chaumes, de Chauderoche et du Cerf. En 1634, l'amodiateur de la "Scye Goutte Guiot" - Jean de la Roche, de Raon-sur-Plaine - et celui de "la Scye de Levegny" - Nicolas Benay, maire de Luvigny - subissent le même sort.

       En décembre 1635, après la venue des armées ennemies, la peste est généralisée dans le Pays de Salm: un acte du 20 janvier 1636 traduit cette soudaine extension par l'expression "La mortalité qui regnoit".

       Raon sur Plaine est particulièrement touchée. D'après une tradition orale rapportée par Jules Valentin, maire de ce village, il n'y restait plus, à la fin de la guerre de Trente Ans, qu'une seule famille, la famille Benay, et le Prince de Salm attribua les maisons inhabitées à des gens venus de l'extérieur.


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