table des matières, Magique Pays de SALM

UN CARNAVAL MOUVEMENTE



       Le Carnaval est l'occasion de se déguiser et de s'amuser d'une façon qui n'a rien d'innocent.

       Ce jeudi 24 février 1707 est un jeudi de Carnaval. Partout dans le pays, on a fouillé dans les malles familiales pour revêtir les habits de l'ancien temps et faire la fête en déguisement. A Senones, il y a bal sous la grande halle. La jeunesse est excitée. Le déguisement, promesse d'anonymat, incite à toutes les bêtises.

       Le petit groupe qui nous intéresse se compose du fils de la femme Jean Thiriet, de Nicolas Mathieu et d'Antoine Colin.

       Nos trois jeunes en ont assez des messes et des sermons des moines de Senones. Alors, en ce jour de bal, on ne veut rien voir qui rappelle l'abbaye, pas même ses domestiques. Les religieux étant hors de portée, ils s'en prennent au jardinier de l'abbaye. Il ne s'agit pas d'un simple chahut : le pauvre homme est battu à coups de balai, poursuivi jusqu'au moulin de l'abbaye, et maculé de boue. Puis, c'est le tour d'une servante, poursuivie jusque dans l'abbaye.

       Les bâtiments religieux sont envahis. Le père Dom Philippe tente de s'interposer et se trouve à son tour pris à partie. Lui aussi est frappé et maculé de boue à coups de bâtons.

       Dom Philippe appelle au secours. Arrivent Jean Le Maire et Bernard Bastien, qui tentent d'aider les religieux, mais doivent pour cela affronter Jacques Mathieu, père de Nicolas, qui lui aussi est accouru et qui prend parti de son fils et des deux autres garnements.

       S'ensuit une bagarre généralisée, qui se termine devant les tribunaux, ce qui nous permet d'en connaître le détail (AMM, BJ 2086).



FETES PAIENNES, VIRILES ET VIOLENTES

Pas simplement une farce de mauvais goût

L'affaire du 24 février 1707 va nous conduire à nous intéresser à l'un des aspects de certaines fêtes, qui est fait de violence pure, au sens fort que ce mot peut avoir. Il y a là un aspect de la mentalité de nos ancêtres qui nous échappe aujourd'hui.

En effet, il ne s'agit aucunement de notions qui nous sont familières, comme le divertissement qui dérape ou la farce de mauvais goût. On s'en prend au pouvoir (l'abbaye), enfin, c'est ce qu'on dira dans les auberges, au moment de raconter sa chaude affaire en se vantant. En réalité, on sait fort bien choisir les représentants du pouvoir auxquels on s'attaque, c'est à dire les plus faibles (le jardinier, la servante), et l'on frappe pour faire mal. Les protagonistes savent ce qu'ils font. Ce ne sont pas des enfants mais des adolescents et même un adulte puisque Jacques Mathieu prend fait et cause pour son fils.

La violence exercée par nos jeunes gens est consciente d'elle-même, adulte (quoique jeune), et "responsable" ou du moins prudente (on se donne une chance d'être impunis en agissant sous le couvert des masques de carnaval); elle s'intègre dans un système de valeurs qui n'est pas le christianisme (on s'en prend à l'abbaye), mais qui estime tenir sa légitimité d'une plus grande ancienneté (on est déguisé en habits de l'ancien temps) et des valeurs du sexe supérieur.

Fêtes païennes, viriles et violentes

Il ne s'agit pas d'un débordement ponctuel. Les fêtes que l'on peut qualifier de "païennes, viriles et violentes" se répètent tout au long de l'année et forment un tout qui véhicule un message cohérent. On peut citer :

Les Bures

Cette tradition permet de rappeler que les jeunes gens du village sont en charge de veiller sur la conservation des capacités reproductives de la communauté, responsabilité qui se concrétise plusieurs fois dans l'année ; lors de la fête des Bures (premier dimanche de Carême ; alias Saint Valentin ; alias, en pays germanophone, nuit de Walpurgis), ce sont eux qui organisent les mariages fictifs assignant à chaque Valentin sa Valentine ; un certain nombre de ces mariages fictifs se transformeront en mariages réels, ce qui donne, au groupe des jeunes hommes du village, un pouvoir qui n'a rien de parodique ou d'imaginaire sur l'institution du mariage.

Les Bures comprennent également la construction d'une tour de bois (la Bure) que l'on enflammera ; ainsi que la confection de disques enflammés que l'on lancera, au risque de provoquer des incendies (peut-être ceux ci ne s'allument-ils pas au hasard) ; pour que la fête soit conforme aux plus anciennes et meilleures traditions, le bois qui a servi à confectionner la Bure doit avoir été volé ; le message est clair : "Les interdictions du catéchisme, c'est bien beau, mais celui qui applique vraiment l'interdiction chrétienne de voler sera incapable d'apporter sa contribution à l'œuvre commune de construction de la Bure, et, plus généralement, incapable de s'en sortir dans la vie."

Les Fêtes votives

Ce sont les fêtes de la fin des moissons. Les éléments essentiels en sont une fête foraine et un bal. Elles donnent lieu à des bagarres rituelles entre jeunes gens des différents villages.

A un certain moment du bal, les garçons de tel village se sentent offensés par ceux du village voisin. L'offense consiste souvent à lui disputer une fille, ou à chatouiller son patriotisme villageois.

Ainsi, à Chatas, la provocation rituelle consiste à lancer des glands sur la piste de bal … des glands, c'est à dire la nourriture appropriée pour ces cochons que sont, paraît-il, les villageois de Chatas. Le lancer de glands annuel donne le signal de la bagarre, annuelle également.

Le message est clair : les jeunes gens du village se sentent collectivement investis de la mission de préserver l'honneur de leur collectivité et sa capacité de reproduction ; en d'autres termes : ils ont pour devoir d'empêcher les jeunes d'autres villages de s'approcher de "leurs" beyesses (filles à marier). Quand un mariage unit une jeune homme et une jeune fille de deux villages différents (cela arrive quand même !) le jeune marié a du, au préalable, pour éviter des ennuis pouvant aller jusqu'au charivari "se mettre bien" avec les garçons du village, ce qui revient à en obtenir une dérogation par laquelle ils l'admettent parmi eux à titre exceptionnel.

Les mariages

Lors des mariages, le jeunes gens presque adultes sont chargés, entraînant avec eux les plus jeunes, voire des enfants, de trouver les nouveaux mariés qui se sont cachés et de les sortir du lit (les pudiques jeunes mariés réussissent souvent à ne pas être pris ; mais, avant d'échouer à les découvrir, la joyeuse bande a délogé plusieurs autres couples, dont des mariés d'il y a peu de mois, si bien que l'éducation sexuelle des garnements qui suivent en fin de cortège est cependant assurée) ;

Le charivari

Lors des mariages à capacité reproductive insuffisante, par exemple incluant un veuf ou une veuve, les jeunes gens du village sont chargés de manifester le mécontentement de la communauté par un charivari , c'est à dire un concert de casseroles imitant les musiques discordantes de la Mesnie Hennequin (la troupe du Roi des Morts) message : "A vôtre âge, vous devriez faire partie du cortège du Roi des Morts au lieu de disputer les jeunes filles aux jeunes gens."

Messages de mort

Tous ces messages sont cohérents entre eux et nous disent : mieux vaut être homme, jeune, beau et en bonne santé que femme, vieille, faible et malade. Les personnes présentant ces dernières caractéristiques sont réputées coupables de quelque chose d'indéterminé mais qui mérite la mort. D'après nombre de proverbes, celui qui est laid est réputé méchant ; celui qui est malade est réputé paresseux ; et, bien sur, la femme laide est réputée sorcière, donc bonne à brûler.

Nous avons peut être là une des clés des procès de sorcellerie, une sorte d'alliance objective diabolique entre les "valeurs" païennes du lieu, qui veulent qu'à partir d'un certain âge on ait le bon goût de débarrasser la planète de sa présence, et les "valeurs" chrétiennes de certains religieux, toujours prêts à trouver partout des fautes punissables, permettant ainsi au désir de meurtre de se trouver des prétextes.

Dans cette hypothèse, les procès de sorcellerie prendraient la suite d'autres formes de meurtres virtuels des plus âgés. A titre d'exemple, avait existé, jusqu'au moins au XIII ème siècle, le jus spolii permettant de s'emparer des biens d'un évêque vieillissant.

Dans cette optique, voici comment, d'après Richer, mourut le redoutable évêque Jacques de Metz, qui avait à peu près ruiné Henri IV de Salm :

"Mais, pour ce que j'ai honte à raconter la pauvreté et la vilité de sa mort, je dirai brièvement que celui qui, de son vivant, avait dépouillé les prêtres, clercs, moines et laïcs, ses sujets, de tous leurs biens propres, fut trouvé n'avoir de quoi couvrir son corps."



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