table des matières, Magique Pays de SALM

VISITE A SALM D'UN ECRIVAIN



       Nous sommes en 1860. L'écrivain Alfred Michiels est déjà venu dans la région pour étudier les schlitteurs et les marcaires. Il a rencontré par hasard des anabaptistes qui, nous dit-il au passage, sont les seuls habitants du plateau de Salm. Il a été fasciné. Cette année, il revient exprès pour en faire l'objet de sont étude.

       Rencontre avec M. Wiedemann, aubergiste aux Deux Clés

       Michiels est arrivé à Rothau et s'est installé au Deux Clés, dont le propriétaire, à cette époque, est Frédéric-Adrien Wiedemann. C'est donc lui, en principe, qui est le "Monsieur Wiedemann" dont il va être question dans la suite de notre récit.

       Mais laissons parler Alfred Michiels :

       "M. Wiedemann, l'aubergiste des Deux Clés, qui cette fois me servait de guide, dans l'espoir de maigrir un peu, me disait-il, espoir tout à fait chimérique, avait emprunté un parapluie de coton lorsque nous avions vu les premières gouttes tomber une à une sur la poussière.

       Ce genre de parapluie n'a qu'un inconvénient, c'est de laisser passer l'eau comme un crible ; dès qu'ils sont mouillés, ils font office d'un arrosoir plutôt que d'un préservatif contre les intempéries du ciel. Quand même d'ailleurs ils n'auraient pas ce petit défaut, les sentiers inégaux, étroits et raboteux des montagnes ne permettraient pas de s'en servir à deux. Or, comme cette espèce d'instrument me cause la plus profonde horreur, j'en abandonnai la jouissance exclusive au digne aubergiste, qui soufflait en grimpant sous ce tamis malencontreux. Il avait ainsi l'avantage de ne recevoir que de l'eau filtrée. Mais, abstraction faite de cette circonstance, nous étions aussi trempés l'un que l'autre. Nous arrivâmes donc tout ruisselants chez le Mennonite."

       Rencontre avec Nicolas Augsbourger, ancien des anabaptistes de Salm, et avec sa bibliothèque

       Il nous reçut avec le bienveillance douce et tranquille de ces véritables imitateurs du Christ, souriant néanmoins de nous voir métamorphosés en tritons. Sa femme et lui s'empressèrent d'allumer du feu dans le poêle ; nous suspendîmes nos habits alentours après nous être changés tant bien que mal, en ajoutant des pièces d'emprunt à celles que contenait mon havresac. Nous fîmes ensuite un repas frugal, terminé par un verre d'excellent kirsch, aussi pur que la rosée du ciel.
- He bien, vous voyez que j'ai tenu parole, dis-je à l'anabaptiste ; je vous avais promis de revenir, et je suis revenu
- Vous auriez pu choisir un meilleur temps, mon cher Monsieur.
- Pas le moins du monde ! J'ai vu la montagne dans ses humeurs sombres (...) J'ai eu en outre le spectacle de Monsieur Wiedemann, pareil à un monument gothique, laissant échapper l'eau pas toutes ses gargouilles
- Mais il me semble, me dit l'aubergiste, que vous offriez un aspect non moins humide ; on vous aurait pris pour un fleuve mythologique
- Ce que vous dites là est plein de vraisemblance, mais je ne pouvais admirer ma tournure comme j'admirais la vôtre.
       Puis, m'adressant à Augsburger :
- Je suis venu, lui dis-je, pour étudier vos principes, vos mœurs et vos cérémonies religieuses."
       Nicolas Aubsburger, qui dit n'avoir pas besoin de voiles, consent à cette étude.

       Il répond à de nombreuses questions puis, ses travaux l'appelant au dehors, il propose à Michiels d'examiner sa bibliothèque :
"Vous trouverez parmi ces ouvrages, me dit-il, plusieurs traités de médecine et d'histoire naturelle. On vient de toutes part me consulter, même pour les bestiaux, et il m'a fallu apprendre quelques notions sur l'art de guérir. Les docteurs, dans nos montagnes, sont si peu nombreux, et demeurent presque toujours si loin des malades ! Mais je vous laisse. Vous saurez bien vous orienter parmi mon fatras".
       Les livres sont en allemand. Michiels tombe sur Le médecin prompt et sûr, par Théodore Zwingler, docteur en médecine et professeur à Bâle, où le livre a été publié en 1703. Du même auteur, un livre de botanique Théatrum botanicum.

       C'est avec ces ouvrages vieux de 150 ans que Nicolas soigne gens et bêtes dans la région, à la grande satisfaction de tous.

       Michiels trouve également le Martyrenspiegel, aujourd'hui connu en anglais sous le nom de Martyr's mirror, un ouvrage de base sur l'anabaptisme que j'ai analysé dans Généalogie des habitants du Ban de la Roche et de leurs légendes.

       En plus des livres de piété, Michiels a la surprise d'entendre parler de l'Evangile du Diable, un roman de Frédéric Soulié publié en 1838. Il s'agit d'un livre fort peu édifiant, se proposant de "tracer un tableau des vices de la société, où toutes les vertus ne sont que des maques d'emprunt derrière lesquels se cache quelque vile passion". Ce ne sont que séductions, assassinats, viols, adultères, incestes, le récit étant censé être dicté par le Diable.

       Nicolas lui apprend par hasard avoir eu ce livre, bientôt transformé en sacs dont Mme Augsbourger présente quelques uns après avoir farfouillé dans sa cuisine.

       Interrogé, Nicolas rougit et explique :
- J'avais cru, me dit-il avec embarras, que c'étaient des mémoires véritables.
- Y pensez vous ? les mémoires du malin esprit ?
- J'avais lu plusieurs fois l'éloge de cette publication dans les feuilles, quand j'allais à Rothau vendre du seigle, du kirsch ou des pommes de terre.
- Et vous vous étiez imaginé que Satan lui-même …
- Hélas oui. J'avais cru que, dans un moment de repentir, il avait fait l'aveu de ses crimes, dévoilé ses artifices. Et, comme Dieu nous apprend qu'il rôde sans cesse autour de nous, qu'il nous dresse constamment des pièges, l'idée m'était venue de lire ses confessions pour me préserver de ses embûches et en préserver mes frères. J'ai donc acheté ce livre, qui m'a coûté une grosse somme, et j'ai bientôt vu qu'il ne pourrait m'être utile.
       Rencontre avec l'instituteur Philippe Jahn

       Désireux de poursuivre son périple vers les autres fermes anabaptistes de la région, Michiels émet le souhait d'avoir un guide.
"Nous avons ce qu'il vous faut", réplique Augsburger ; "Notre maître d'école s'apprête justement à partir pour le Hang, où il a passé la belle saison, et il vous conduira aussi loin que vous voudrez. Il est là, chez mon frère. Je vais l'avertir."
       Le maître d'école Philippe Jahn arrive peu après. C'est un beau grand blond d'une quarantaine d'année, qui a cependant une bizarrerie : six doigts à chaque main, ce qui explique qu'on l'appelle aussi Sechsfingern. Il est à la recherche de "petits boulots" pour l'été, car il ne fait classe que l'hiver (pendant la belle saison, les parents ont besoin de leurs enfants aux champs) et ce travail de guide tombe à point nommé.

       C'est un instituteur nomade : il habite dans une ferme, où la classe a lieu dans une grande salle. Voici, d'après Michiels, comment vivent ces instituteurs :

       "Pour qu'ils tiennent classe, il faut qu'il y ait, dans la commune et dans les environs, une quantité suffisante d'élèves, douze ou quinze au minimum. S'ils ne sont pas tous anabaptistes, peu importe. Le précepteur connaît les dogmes, les pratiques et la morale de plusieurs religions. Il les enseigne loyalement à ses écoliers suivant l'opinion de leurs familles. Des enfants mennonites, luthériens et juifs sont souvent réunis dans la même salle. Le maître leur apprend en commun la lecture l'écriture, la géographie, un peu d'histoire, puis leur expose séparément les principes de leur communion. Jamais certes on n'a poussé plus loin la tolérance. Si les jeunes catholiques ne viennent pas chercher l'instruction dans ces humbles externats, c'est que leurs parents s'y opposent. On leur enseignerait les maximes de l'Eglise dominante avec la même impartialité. Quoique mon guide eut presque toujours des pupilles anabaptistes, leur foi n'était pas la sienne ; fils d'un luthérien, il avait gardé la croyance de son père. Les Mennonites, cependant, l'acceptaient comme instituteur, le logeaient dans leur maison, le chargeaient en toute confiance d'expliquer leurs doctrines à leurs enfants.

       Si l'on veut réunir dans une localité assez de disciples pour payer les frais d'école, on attend que leur nombre se complète, que les marmots grandissent, on forme ensuite une classe, où des marmots de tous âges reçoivent une même instruction générale. Beaucoup viennent de fort loin, à travers les bois et les rochers, avec leur petit sac de cuir …

       Philippe Jahn demeurait donc tantôt dans une commune, tantôt dans une autre, suivant que le sort disposait de lui. N'ayant pas même de domicile fixe, il ne pouvait aspirer au mariage, et encore moins aux joies furtives d'un secret amour. Chez une secte rigide, ç'eut été préparer sa perte. Son indigence le métamorphose donc en fourmi travailleuse, le condamne à un célibat sans appel …

       Et là ne s'arrêtent point ses tribulations. Quel humble service, quelle pénible tâche peut refuser un homme livré de cette manière aux caprices du destin ? Toute besogne qu'on lui demande, fût-ce de l'air le plus amical et de la voix la plus douce, il faut qu'il l'exécute. Lorsqu'il y a un malade dans la commune, par exemple, c'est le magister qui va chercher les médicaments prescrits. Et les pharmaciens n'abondent pas dans les montagnes. Du Hang, il doit aller à Sainte Marie aux Mines pour rapporter quelque fiole ou quelque plante exotique …

       Cette vie précaire, incertaine, n'est pourtant point exempte de rivalité. Philippe Jahn a plus de quarante ans. Il appartient à la vieille race des instituteurs nomades, à la race complètement alsacienne. Le français, pour lui, est une langue étrangère, il ne connaît que le dialecte local. Les jeunes maîtres d'école parlent les deux idiomes et sont plus instruits. On peut donc prévoir que le magister ne soutiendra pas longtemps leur concurrence. Déjà, il perd du terrain. Il ne garde sa position que par la force de l'habitude, par l'intérêt qu'on lui porte. Quel avenir menace sa vieillesse ? Je n'ose y penser …

       Et cependant, cet homme n'était pas triste ; jamais ses yeux ni son visage n'exprimaient l'abattement ni la mélancolie …"

       Rencontre avec le Docteur Scheidecker

       Michiels poursuit son récit et nous fait faire connaissance avec le Docteur Scheidecker, de Rothau, et son cheval Kayser :

       "Tout à coup, nous entendîmes le bruit d'une voiture, qui roulait derrière nous et venait de doubler une sorte de promontoire. La légère carriole avançait rapidement. C'était un nouveau type que le sort m'envoyait : celui du médecin des montagnes, pour servir de pendant au maître d'école. L'agreste véhicule transportait effectivement Monsieur Scheidecker, le docteur le plus accrédité de Rothau, avec qui j'avais fait précédemment plusieurs excursions. Il arrêta son petit cheval dès qu'il fut près de nous :
"- (...)
- Je vais vous conduire un bout de chemin, vous épargner quelques lieues de marche, si vous voulez monter dans mon coche
- Avec grand plaisir, mon cher ami ; ce sont là des offres qu'un voyageur sensé ne refuse jamais."
       Au bout d'une minute, nous étions installés tous les trois, et le bidet aux longs poils reprenait sa course.

       Si, avant cette rencontre, nul habitant d'une grande ville ne se fût douté que j'avais pour guide une maître d'école, très peu de citadins m'auraient cru en compagnie d'un docteur …

       Un médecin, dans des contrées pareilles, doit être non seulement habile et robuste, mais infatigable. Il ne porte point, je vous assure, la cravate blanche et l'habit noir qui distinguent son confrère des grandes villes. On le prendrait pour un fermier plutôt que pour un docteur. Il a un costume simple et rustique : un chapeau de feutre à grands bords, de solides chaussures, le teint hâlé par le soleil, le froid et le grand air. Ses mains rudes et bistrées n'offrent aucun signe d'élégance aristocratique. Mais les services qu'il rend, la tâche qu'il exécute, lasseraient trois médecins de ville. Ses courses aventureuses commenceraient même par les effrayer, et je doute qu'un seul voulût le suppléer pendant un mois ou un laps de temps quelconque.

       Tel est mon ami Scheidecker. Il réside la nuit à Rothau, le bourg voisin du Salm. Mais, le jour, vous seriez bien alerte et bien habile si vous pouviez le trouver dans un rayon de six lieues autour du logis où il semble habiter…"


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